Fusion
I
Ils s'aimaient. C'était évident. Tous ceux qui les ont côtoyés pourront le confirmer : ils s'aimaient.
Ils n'imaginaient pas marcher côte à côte sans se tenir la main ; ne pouvaient s'approcher sans s'embrasser, et croisaient leur regard plus de cent fois par jour.
Sans bruit, sans fougue, sans folie, ils s'aimaient. Sûrs, intangibles, indestructibles, quasi-intemporels, ils s'aimaient. Personne n'y pouvait rien ; et d'ailleurs, personne ne tentait de les séparer. C'était comme donner un coup de pied dans la grande muraille de Chine : stupide, inefficace et douloureux. Ce n'était plus un couple, c'était un château-fort.
Ils vivaient comme on vit : travaillaient, mangeaient, mais, pas avec les autres. Légèrement à côté. Sans contestation, sans rejet, sans heurt, mais à côté.
Oh bien sur, il arrivait qu'ils se séparent, ils n'avaient pas le même parcours, mais ceux qui ont eu la chance de les connaître un peu séparément vous diront qu'ils étaient toujours deux et qu'ils se contentaient d'attendre le retour de l'autre. Un peu comme on met un téléviseur en veille : le courant arrive toujours, mais il n'y a plus d'image, seul le petit voyant rouge indique mollement que la vie est là, derrière l'écran noir.
Ils n'avaient rien à perdre de leur séparation, fusse-t-elle prolongée ; qu'est-ce qu'une larme dans l'Océan Pacifique ?
Depuis combien de temps étaient-ils ensemble ? Probablement depuis toujours, peut-être même un peu avant. Ils avaient inventé la vie et la traversaient debout.
En dehors de leur amour du jour, celui que les autres pouvaient voir, ils affectionnaient secrètement leur amour de nuit. Non pas qu'ils s'ébattaient en sorties nocturnes ou en orgies sexuelles. Ils aimaient la nuit parce que le carcan du jour cachait un peu trop leur amour derrière vêtements et tabous. C'était leur nuit, et, entre le drap et la couette ils pouvaient enfin sentir leur amour par tous les pores de la peau ; ils pouvaient enfin se toucher "complètement". Même pour lire, parler ou simplement dormir il fallait que, de toute façon, à un moment ou à un autre de leur endormissement, ils se touchent.
En général, après la cérémonie du contact des peaux, ils avaient pris aussi l'habitude de s'endormir main dans la main, comme pour s'accompagner dans le secret de leur nuit, et, ce qui les faisaient sourire aussi parfois, pied contre pied. Toutes les brimades, tous les sales coups de la journée étaient balayés, effacés en un geste, en un contact. Ils avaient trouvé là ce que d'autres cherchent dans des années d'apprentissage du Yoga, dans la musique new age et parfois dans l'oubli.
II
Un matin, après quelques heures de doux sommeil passé côte à côte, ils ressentirent tous deux une étrange sensation de picotement, de légère brûlure dans la main qui avait tenu la main de l'autre. Rien de bien méchant, sans doute un engourdissement dû à la trop longue empoignade. Qui ne sait pas réveillé avec des fourmis dans une main ou un pied ? Ils n'y firent pas attention, et d'ailleurs, ils n'en parlèrent même pas.
Le lendemain, la même sensation, cette fois un peu plus aiguë se reproduisit, et, au bout de quelques réveils douloureux ils décidèrent d'un commun accord de changer de position le soir, et peut-être de ne plus se tenir la main comme des enfants à la sortie de l'école. D'ailleurs, franchement, ils avaient passé l'âge de ce genre de démonstration. Quelques nuits passèrent mais le sommeil devenait difficile : la sensation de bien être général à l'approche des rêves avait disparue en même temps que les picotements, et ce, dès lors qu'ils décidèrent de dormir "normalement".
Alors, ils durent bien s'y résoudre, retrouver le sommeil et leur bonheur secret voulait dire retrouver leurs gestes de tendresse. Ils reprirent leurs habitudes, se résignant aux brûlures du matin.
III
Les jours passèrent. Les nuits aussi.
Un autre matin, alors qu'ils s'étaient frôlés toute la nuit, ils se rendirent compte que leurs index étaient légèrement collés. Les deux peaux s'étaient soudées, là, juste sur la première phalange, et il leur fallu faire un léger effort pour se détacher, comme ces enfants qui jouent à se maintenir le pouce et l'index avec un peu de colle et s'empressent de les décoller de peur de rester définitivement soudé.
Ils regardèrent tous deux, étonnés, leurs doigts où la peau semblait légèrement usée. Les empreintes n'étaient plus visibles et leur phalange se desquamait un peu. Sans doute l'effet de la sueur pensèrent-ils. Sans doute.
Le soir même ils hésitèrent un peu avant de se prendre la main, de peur que le phénomène ne se reproduise à nouveau. Pourtant, cédant à l'appel du cœur et du corps ils s'endormirent une nouvelle fois main dans la main.
Comme s'ils l'avaient pressenti, au matin, ils se réveillèrent d'instinct en observant leur main. Le choc. Les deux index étaient soudés, et cette fois, même un dégagement sec n'y fit rien, ils étaient bel et bien soudés, biologiquement collés. La surprise et la peur passées la situation les fit rire : eux qui ne voulaient jamais se séparer, ils étaient désormais dans l'obligation physiologique de rester ensemble.
Ils se levèrent, et se dirent qu'ils ne pouvaient pas, décemment, rester comme ça, il n'était même pas possible de s'habiller, à peine de se déplacer. Lui, décida alors d'aller chercher un cutter et de séparer "chirurgicalement" les deux index récalcitrants. Seule la première phalange était soudée, ils n'auraient guère qu'une rapide et supportable sensation de coupure. Après tout, une petite cicatrice de plus ou de moins...
Lorsqu'il prit le scalpel elle ne voulu pas regarder, et la seule idée du geste la faisait déjà frissonner d'angoisse. Le contact du métal froid se transforma instantanément en une douleur fulgurante, insupportable : il n'avait pas coupé le bout du doigt, il avait très certainement arraché la main !
Ils étaient détachés, mais elle était tombée par terre sous le choc et le sang giclait des deux doigts meurtris. Il avait volontairement orienté le scalpel vers son propre doigt pour lui éviter la douleur et voila que tous deux baignaient dans le sang.
"Je ne comprends pas" dit-il, "je ne comprends plus rien"
La journée se passa en changements de pansements, en sanglots sporadiques et en vaines tentatives pour comprendre ce qui s'était passé. Ils se dirent qu'il fallait voir un docteur, qu'il fallait faire quelque chose. Mais quoi ?
Le soir même il n'était plus question qu'ils se tiennent la main. La douleur était encore lancinante, et surtout la peur que cela se produire à nouveau les figea dans un sommeil agité. Puis les plaies se refermèrent et les nuits se succédèrent tristement, normalement. Ils oublièrent le docteur, ils parlaient d'autre chose, vivaient comme les autres, ne croyant plus vraiment en la vie.
Alors, pour se redonner un peu le goût du bonheur ils s'endormirent une nouvelle fois main dans la main, sans même s'en rendre compte, ne pouvant, ne voulant pas croire que la mésaventure puisse se reproduire.
IV
Elle se reproduisit.
Mais cette fois leurs deux index ne faisaient plus qu'un, et lorsque, au matin, ils virent leurs mains, une étrange sensation de bien être s'était emparée d'eux. D'accord ils avaient l'air ridicule, d'accord ils ne pouvaient pas vivre ainsi, mais grand dieu qu'ils étaient bien, ainsi soudés, ainsi rassemblés.
Le plus dur, mais aussi le plus comique pour eux fut de s'habiller, et ils en vinrent à sacrifier manche de chemise et de veste pour partir à l'hôpital. Il n'était plus question "d'opérer" personnellement : où fallait-il couper ? Il n'y avait plus deux doigts, mais bien un seul dans le prolongement de chaque main.
Dans la rue, et, cette fois virtuellement obligés, ils se tinrent la main, et quelle chaleur, quelle sensation de bonheur ils ressentaient, c'était comme toutes leurs nuits enlacés l'un contre l'autre, mais cette fois, au grand jour.
L'étrange "maladie" fit rapidement le tour de l'hôpital et tous les médecins et infirmières se succédaient pour voir le "phénomène". La radiographie était parfaitement claire : il n'y avait qu'un seul et même os. C'était un seul doigt qui partait d'une main pour rejoindre l'autre. Extraordinaire. Nombre d'internes voyaient déjà les juteuses publications qu'ils tireraient d'une telle découverte. Mais la question n'était pas là. Il fallait à tout prix expliquer "rationnellement" le phénomène et surtout tenter de séparer les amants possessifs.
Ils eurent bien évidemment une chambre commune, et l'on se débrouilla même pour leur trouver un grand lit, ce qui, dans un hôpital, relève du défi. Alors que tout le monde s'affolait autour d'eux, les amants semblaient d'un calme, d'une sérénité à toute épreuve. Ils avaient voulu s'isoler dans leur propre monde, et voilà qu'ils en étaient désormais le centre.
Bien entendu, avec la famille affluèrent aussi les plus grands spécialistes mondiaux en matière de clone, de siamois, et même de paranormal. C'était la foire aux hypothèses. Les mères pensèrent respectivement que leur cher enfant aurait du les écouter et ne pas fréquenter n'importe qui, les médecins y voyaient déjà un dérivé du sida, et jusqu'aux psychologues qui postulaient pour une incapacité mentale à se passer du cordon primal. Les amants écoutaient, ou plutôt entendaient, mais à travers leur large sourire l'on comprenait qu'ils étaient désormais perdus, quelque part dans un monde où le soleil se lève sur les yeux de l'autre.
Lorsqu'enfin la décision autoritaire fut prise d'opérer le lendemain matin pour abréger l'insupportable outrage à la médecine moderne, la simple pensée d'être à nouveau biologiquement séparés leur provoqua une peur viscérale. Ils s'endormirent avec cette idée en se serrant encore plus fort, comme pour ne plus jamais se lâcher.
V
L'infirmière poussa un cri en relevant le drap pour préparer les amants au bloc opératoire : les deux mains avaient fusionnées. On ne distinguait plus désormais qu'une sorte de boule reliant les deux poignets où de vagues excroissances en surface rappelait approximativement des doigts. Les deux amants qui s'étaient soudain réveillés au cri de l'infirmière regardèrent leur bras, se regardèrent et sourirent.
Leur sourire illumina la chambre grise et triste, comme le premier matin du monde illumine la terre après les terreurs passées.
Les médecins n'avaient plus rien à dire. En l'espace d'une nuit une centaine d'os et quelques milliards de cellules avaient fusionnés. La science était totalement impuissante à expliquer une telle évolution, et, anéantie par une telle injure au pragmatisme finit par baisser les bras. Oh, elle tenta bien de leur proposer une amputation au niveau du coude - qu'ils refusèrent bien évidemment - mais toute explication, et par conséquent tout traitement rationnel était inconcevable. Certains préconisèrent même l'appel à l'exorcisme, mais le Vatican ne se prononça même pas. L'amour avait rendu ridicule le savoir et les croyances. Les amants eux, jouissaient non seulement de leur union biologique, mais aussi du formidable pied de nez qu'ils faisaient à la société moderne toute entière.
Aussi, on les pria instamment d'aller réfuter l'irréfutable ailleurs que dans le chancre du rationnel. Ils quittèrent donc l'hôpital, heureux d'avoir échappé à la sentence, main dans la main, et cette fois, physiquement main dans la main.
Seules les familles continuèrent à chercher explications et solutions, et les considérèrent dès lors comme de graves malades, eux qui ne s'étaient jamais aussi bien portés et transportés.
Bien sûr, ils durent quitter leur travail, leurs habitudes, et organiser leurs journées en fonction de ce cordon qui les liait ; mais ils vivaient désormais ce pour quoi ils avaient toujours vécu : l'osmose totale : ils mangeaient, se lavaient, s'asseyaient, se levaient, respiraient ensemble. Et leurs nuits étaient encore plus bleues, encore plus fortes, encore plus unies.
Alors, peu à peu tout le monde les oublia. Les familles, qui ne pouvaient ainsi faire de l'assistanat permanent envers un couple qui ne demandait qu'à être seul se retirèrent, un peu amer, d'un monde auquel ils n'appartenaient plus.
Médecins et journalistes se lassèrent, ils n'étaient plus à la mode et la terre continuait de tourner, mal, mais quatre milliards d'êtres humains tournaient avec elle.
VI
Aussi, seuls les amants vécurent les changements, qui, jour après jour, les précipitaient vers l'union absolue.
Soir après soir, matin après matin, leur fusion s'amplifia. Aux mains soudées avait succédé le bras tout entier, puis l'épaule. Les pieds qui se frôlaient chaque nuit s'unirent à leur tour. Ils ne quittaient presque plus le lit désormais, chaque mouvement, chaque action devenant problématique. Ils étaient siamois, la partie gauche de l'un était la partie droite de l'autre, et plus ils fusionnaient plus ils eurent la formidable sensation de se rapprocher peu à peu de l'amour total, celui de n'être plus qu'un...
Aujourd'hui, l'Etre que l'on peut, avec un peu de chance, croiser sur son chemin n'est ni un homme ni une femme. C'est un Humain, avec deux bras, deux jambes, un corps et une tête, mais c'est surtout un Etre grand, fort, d'une beauté insoutenable et qui dispense à celui qui l'aperçoit la chaleur d'un soleil, la puissance d'un éclair, et la magnificence d'un amour, d'un bien être absolu, réunissant sur un seul regard toute la bonté du monde.
Toi qui croise Son pas, prends Sa main, recueille un peu de cet amour et pleure, pleure du bonheur qu'Il dispense.
Alors tu ne pourras plus désormais que passer le reste de ta vie à chercher.
Chercher cet autre morceau de toi, quelque part dans l'univers, cette autre vie qui t'amènera, un jour peut-être, à la Fusion.