La mort dans l'âme
La mort dans l’âme
«Bon, écoute, Albert, voilà près de quatre heures que tu nies. On t’a prie en plein flag, on a trouvé tes empreintes partout, et ton appart regorgeait de trucs qui ne t’appartiennent sûrement pas, alors?»
I
Albert était en effet cloué à cette chaise, face à la lampe de bureau qui lui grillait les yeux depuis plus de quatre longues heures, et Albert n’avait toujours pas craché le morceau.
Le commissariat du XIIe était minable, le bureau du commissaire divisionnaire guère plus réjouissant. Facile pour ce flic en civil de tenter de terroriser Albert, il devait bien faire trois fois son poids.
Albert Dumont était petit, très petit. Malingre, frêle, rachitique, insignifiant, tous les adjectifs synonymes de petit s’appliquaient sans aucun doute au bonhomme. Il était de ceux qu’on ne voyait pas, dont on ne se rappelait pas, qu’on oubliait trop rapidement.
Mais pour une fois il n’était pas question de l’oublier. Quelques heures auparavant, il avait été pris en flagrant délit de cambriolage d’un pavillon de la banlieue ouest par une patrouille, qui, une fois n’est pas coutume, s’était trouvé au bon moment, au bon endroit. Enfin, bon, pour les flics en tout cas. Albert, lui, n’avait même pas cherché à fuir, même pas résisté. Trop petit sans doute.
Sitôt embarqué, sitôt interrogé, et par le commissaire Moulard en personne. Il ne devait rien avoir à se mettre sous la dent cette nuit là, ou alors sa femme l’avait jeté encore une fois. Mais depuis quatre heures, tout divisionnaire qu’il était, Moulard n’avait réussi à lui faire dire que son nom, Dumont, son âge, 42 ans, et son adresse, appartement 832, bâtiment C, aile III de la barre Trotsky. Petit, mais costaud.
La police avait immédiatement perquisitionné chez lui, un HLM glauque de 30 m² à la Courneuve, et avait mis la main sur un incroyable bric-à-brac d’objets, qui policièrement, ne pouvaient pas être à lui : des masques et des fétiches africains, des montres, des petites culottes en dentelles, des peluches, des jouets et surtout des boites, des dizaines de boites, en bois, en fer, à bijoux, à musique, à secrets... Et étrangement, rien de grande valeur : pas d’argent, pas de bijoux, pas d’électronique, rien qui puisse ressembler à l’antre d’un receleur, rien qui puisse justifier d’une activité lucrative particulièrement répréhensible.
Il avait fallu faire venir un camion pour embarquer tout le Barnum, et le bureau du commissaire avait été transformé pour l’occasion en hall de salle des ventes.
«Albert, mon petit Albert, j’aimerais bien aller me coucher. Alors écoute, ou tu nous craches le morceau, et tu t’en sors avec quelques mois de taule, peut-être quelques jours dans un endroit sympa pour toi tout seul; ou tu t’obstines et je te colle dans la même cellule que le gros gégène qui a prit 15 ans pour viol aggravé et pédophilie ? Vous serez bien en tête-à-tête !»
«Qu’est ce que tu foutais dans ce pavillon si tu ne voulais rien piquer comme tu le prétends ? Et d’où viennent toutes ces saloperies qu’on a trouvé chez toi ? »
II
Alors Albert craqua enfin. Quatre heures était le maximum de résistance que sa maigre constitution lui permettait, et l’idée de se faire violenter par une masse de chair immonde lui faisait horreur.
«Ecoutez monsieur le commissaire, c’est vrai, je ne voulais rien voler, juste toucher... »
«Te fous pas de ma gueule en plus Albert, j’ai horreur de ça !» La gifle claqua très fort sur la joue d’Albert, au point de faire sursauter le greffier qui s’endormait sur sa machine. Il était 2h30 du matin.
Albert se releva difficilement, presque assommé. Il saignait du nez et avait l’air encore plus petit qu’avant. Après avoir, difficilement repris son souffle, il balbutia :
«J’vous jure, j’voulais juste toucher... »
Le commissaire se retint de lui administrer un retour de manche, pensa qu’un revers l’assommerait cette fois pour de bon, s’accrocha à son bureau et s’écria :
«Mais pourquoi, bon sang, pourquoi ?»
«Des barjots j’en ai vu passer quelques uns en 30 ans ici, des sadiques, des pervers, avec des alibis en béton, ou en papier mâché, mais des comme toi, jamais»
«…Parce que j’en ai besoin» susurra Albert
«Tu as besoin de quoi ?»
«De les toucher, de les sentir, de prendre leur émotion, les souvenirs auxquels ils se rattachent... »
Le divisionnaire se prit la tête dans les mains. Le greffier écrivait sans même se poser de question. Il retranscrivait mot pour mot l’interrogatoire, froidement, automatiquement. Par opposition, Moulard était au bord de la crise de nerf.
«Ah ouais, tu prends leur émotion... et tu peux m’expliquer comment tu fais ça ? Avec un passe ?»
Albert s’ouvrit.
«C’est simple, monsieur le commissaire, j’ai eu une enfance épouvantable... Non, ce n’est même pas ça. Je n’ai eu aucune enfance, pas de jeunesse, pas de passé. Ni souvenir, ni amour, ni douce nostalgie. Je n’ai jamais eu de nounours à qui confier mes peurs d’enfant. Pas de vélo pour me souvenir de mes premières escapades. Pas de livre de classe sentant les matins d’hiver sur le chemin de l’école. Pas de tiroir où ranger mes secrets. Pas de secret. Rien. Pas l’ombre d’un passé, pas de patrimoine familial, pas de chez moi, pas d’à moi. Rien. »
«Vers 20 ans, devant l’inexistence de mon passé, et donc de mon présent, je décidai d’aller chercher chez les autres un peu de souvenirs, quelques bribes d’un univers passé, une appartenance quelconque qui me manquait tant pour survivre. J’ai commencé par les livres, le cinéma, les expositions, les conversations des autres que je volais entre deux apparitions. Je me nourrissais du passé d’autrui. J’avais faim de souvenirs, faim d’attaches, faim de nostalgie.
Je passais mes jours et mes nuits à boire le passé des autres, ou plutôt la transcription qu’ils en faisaient dans leurs écrits, leurs images ou leurs dires.
Je pouvais m’inventer une enfance, des souvenirs, des sentiments faits d’un patchwork de ceux des autres, kaléidoscope de joies et de peines, racines du présent, sève du futur.
Oui mais voilà, tout cela n’était qu’une transcription des faits, de la réalité. Une interprétation, une mise en forme, un arrangement, et non les vrais souvenirs, ceux qu’on ne dit pas, qui ne sont inscrits nulle part, sinon à l’intérieur des âmes, dans les coeurs et dans les corps, et ça, aucun livre, aucun film ne pouvait me l’offrir... »
Le commissaire écoutait, se demandait ce qu’allait pouvoir inventer ce petit bonhomme pour tenter de sauver sa petite peau dont, il est vrai, personne ne devait se soucier.
«…Peu à peu, je découvris que j’avais une sorte de don, le seul peut-être. Bien sûr je n’avais pas de passé, mais je pouvais voir, vivre, sentir, le passé des autres, des normaux, par le contact avec leurs objets familiers...
... il me suffisait de toucher l’objet personnel de quelqu’un pour absorber, comme une éponge, comme dans un flash, toutes les émotions, tous les souvenirs auxquels il se rattachait. Vous savez, monsieur le commissaire, bon nombre de poètes et de philosophes se sont penchés sur l’âme des objets.
Toujours sous forme de métaphores, d’images, d’expression de leur poésie, et bien, ils avaient raison les objets ont une âme, réelle, palpable, lisible, il suffit juste de savoir les toucher, d’apprendre à ouvrir leurs âmes... »
«Ah, c’est pour ça qu’on a retrouvé tes empreintes partout ?»
«Ben oui, c’est pour ça »
III
Moulard se leva d’un bond, éjecta sa chaise, furieux et se précipita vers la porte :
«Non vraiment, mais vraiment tu te fous de ma gueule ! Maintenant ça suffit, j’en ai plus qu’assez de ta prose, pour ne pas dire de tes conneries. Tu vas vite fait retourner en taule, et, je préviens le Gégéne, il a toujours rêvé de se taper un poète !»
«Attendez monsieur le commissaire, c’est vrai ce que je dis,… je peux le prouver...
Moulard referma la porte, se retourna :
«Comment ça tu peux le prouver ?»
«Oui, je peux vous décrire l’âme d’un objet, donnez m’en un et vous verrez »
«Comment ça, tu veux un objet ?»
«Oui, faites moi toucher un objet qui, à votre sens, a un passé, des souvenirs qui lui sont rattachés, une âme quoi, tout simplement ! » Albert s’était un peu raffermi. C’était lui maintenant qui tenait le jeu.
«Ben tiens, fais-moi rigoler... » Le commissaire lui désigna la machine à écrire, que le greffier, cette fois complètement réveillé, tentait vainement de cacher. C’était son outil de travail, sa raison de vivre, pas question qu’un prévenu s’en approche.
Pourtant, Albert s’approcha de la machine et posa délicatement ses mains autour du boîtier noir et froid. Ferma les yeux et se concentra quelques instants. Le commissaire attendait, souriant, sûr de lui. Puis Albert commença :
«Oh, elle est bien vieille cette machine. Vous l’avez acheté aux puces de St Ouen lors de votre première affectation. Elle en a vu passer des malfrats. Elle porte toute l’âme de vos 30 années passées ici en dépositions, vous ne pouviez pas me trouver d’objet plus riche de souvenirs. »
Il souriait, envahi par toute la richesse du passé de la machine. Il semblait respirer l’âme, le patrimoine du morceau de ferraille. Il reprit :
« Tiens c’est marrant, elle a même failli atterrir sur la tête de votre substitut, un jour de grande colère. Je sens une certaine douleur cependant. Une sensation de solitude, d’abandon..., vous l’avez laissé dormir quelques années dans un placard noir et triste, et, elle ne l’a pas oublié…»
«Nom de Dieu, de nom de Dieu », grommelait le commissaire en arpentant de long en large le petit bureau.
Il se tourna vers Albert et dit:
«Tout ce que tu viens de dire est rigoureusement vrai, et très peu de personnes connaissent l’histoire de cette machine. Ce n’est pas possible, tu ne peux pas savoir tout ça, t’as un truc, c’est pas possible autrement ».
L’exemplaire fonctionnaire perclus de certitudes et de rationalité venait de prendre un sérieux coup dans la poubelle de son assurance.
« Non... » répondit Albert, tout fier d’avoir assis le commissaire.
«Je vous l’ai dit, je sens l’âme des objets, je peux absorber leurs moindres souvenirs, leur passé, leur histoire…c’est tout...Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. »
Le flic s’était assis. Effondré.
«Tu peux faire ça avec n’importe quel objet ?»
«N’importe, si tant est qu’il ait une histoire, quelques moments qui le rattachent à quelqu’un, à des événements, à des contacts. Voyez-vous, avec des objets neufs, je ne sens rien. Tous ces produits fabriqués à la va-vite dans un entrepôt de Taiwan n’ont aucune âme, aucune histoire à restituer. Et, hélas, ils sont de plus en plus nombreux à peupler le quotidien des hommes. »
Albert désigna le capharnaüm gisant dans le bureau du commissaire
«C’est aussi pour ça que vous avez retrouvé tous ces objets chez moi. Lorsque j’ai la chance de trouver de vraies âmes, je ne peux m’empêcher de les emporter, pour les vivre et les revivre encore. Les souvenirs d’Afrique sont presque toujours riches de passé ; les sous-vêtements de femme m’offrent toute la magnificence des corps qui les ont portés, et les boites, ah les boites sont bien souvent le chancre de tous les secrets présents ou passés de bon nombre d’humains. Ce qu’il peut y avoir dedans ne m’intéresse pas. Non, ce que je cherche, c’est ce qu’elles ont représenté pour leur propriétaire : bijoux d’amour ou de famille, lettres d’amants jamais oubliés, argent si durement gagné... tous ces objets ont gardé I’empreinte de tous ces faits, de tous ces sentiments, des douleurs et des joies qui leur sont associées. »
IV
Moulard écoutait, passionné, attendri, transporté par la mélancolie du petit bonhomme. Son instinct de flic reprit le dessus, il lui fallait plus de preuves.
«Et ça, tu peux m’en dire quoi ?»
Après quelques efforts pour extraire son alliance boudinée sur le doigt, il lui tendit la bague. Albert parut très surpris qu’un flic lui confie ainsi un objet aussi intime. Fallait-il qu’il soit sceptique à ce point ? Avait-il tant que ça besoin de le coincer ?
A nouveau, Albert ferma les yeux, serra fortement la bague dans sa main droite. Un long silence s’appesantit sur la pièce. Même le greffier n’osa plus lever un doigt sur sa machine. Albert s’adressant au commissaire, hésita, puis s’élança.
«Vous aviez beaucoup bu le jour de votre mariage. A l’église ça n’a pas été facile de vous la passer cette alliance. Elle en porte encore la marque. »
Il se rapprocha du divisionnaire, puis, à voix basse :
«C’est un objet qui semble vous peser depuis quelques années ? Vous l’ôtez régulièrement pour aller vers d’autres femmes. Je n’ai pas à vous juger monsieur le commissaire, mais ce morceau de métal trop souvent enfoui au fond de votre poche crie votre imposture lors de certains soirs de planque...
Moulard rougit des pieds à la tête. Il semblait prêt d’exploser, se précipita sur la bague, manquant à nouveau de gifler Albert, et s’empressa de cacher l’anneau, cette fois, pas pour les mêmes raisons.
Albert, livide, se rendit compte qu’il était allé trop loin, sa défense s’était retournée contre lui. Le flic regardait le pauvre Albert dans les yeux, intensément, insupportablement, sans un mot, sans un geste. Il semblait réfléchir, et réfléchir encore. Un long moment passa. Moulard se leva, délicatement, puis alla s’appuyer contre la porte du bureau, comme pour marquer sa supériorité, comme pour faire comprendre à Albert que jamais il ne sortirait d’ici en homme libre. Et Albert comprit.
V
«Je te crois Albert, je te crois...
Mais personne d’autre que moi ne te croira. Ton histoire ne tiendra pas une seconde devant un juge d’instruction ou un procureur. Ton cas n’est pas inscrit dans la Constitution. Tu as le choix entre le pénal et le psychiatrique, rien de plus. »
Il semblait soulagé d’avoir vomi sa haine. De nouveau il était l’accusateur, le flic, le dominant
«Tu vois Albert, ton truc, c’est bien, mais c’est indéfendable, irrecevable. En plus, tu représentes un danger autrement plus grand qu’un simple petit voleur. Ton forfait est on ne peut plus condamnable, insupportable : tu voles la mémoire des gens, ce qu’ils ont de plus cher, de plus intime. Tu violes un passé qui ne t’appartient pas.
«Alors voila, je ne peux pas te mettre en prison, tu risquerais d y découvrir encore des secrets dont tu te nourrirais, et je n’ai nullement envie d’être éclaboussé par ce genre d’affaire à 3 ans de ma retraite. Ce sera donc l’asile. Tu es bon pour le pavillon des fous dangereux, à isoler. Tu auras une chambre rien que pour toi, avec une camisole à toi. Tu pourras y mettre tous les souvenirs que tu as volés aux autres. Tu pourras peut être même, qui sait, t’en inventer d’autres, rien qu’à toi, mais plus jamais tu n’auras I’occasion d’aller piller la mémoire d’autrui. Et crois-moi Albert, je connais assez de monde bien placé pour que cette fois, on t’oublie définitivement au fond d’une chambre capitonnée. »
Albert pleurait, ou plus exactement des larmes coulaient sur ses joues, car pour le reste, il était totalement immobile, paralysé, pétrifié par l’horreur. Ce n’était pas possible, il ne pouvait pas finir comme ça. Non seulement il n’avait pas eu de passé, mais voilà qu’un flic jaloux lui interdisait désormais tout avenir.
Dans un geste désespéré il s’arracha de sa chaise et se précipita vers le greffier. Le temps que celui-ci réagisse Albert avait déjà arraché son arme de service et se retournait vers le commissaire abasourdi, le revolver serré dans la main droite.
Les regards du flic et du malfrat se croisèrent à nouveau.
Au moment où Albert allait appuyer sur la détente son visage se tordit de douleur, ses yeux s’embuèrent et tout son corps fut parcouru de spasmes. Un filet de bave apparu à la commissure de ses lèvres, et, au moment où il s’écroula, son dernier regard se porta sur l’arme qu’il tenait, comme s’il venait de toucher le diable.
Il s’effondra, raide, envahi de souvenirs pour l’éternité.
Il avait perçu trop facilement, trop instantanément toute l’âme noire du revolver. En l’espace de quelques secondes, il avait du absorber toute la violence, la douleur, la haine et la mort contenues dans ce morceau de métal froid. C’était bien plus qu’une mémoire d’humain ne pouvait supporter.
Le commissaire ressortit son alliance de sa poche, la remit tant bien que mal, la fit tourner quelques secondes autour de son doigt enflé, s’offrit un peu de vague à l’âme, sourit et décrocha son téléphone.