Mensonges de cartes
NB : Ce texte et ces images sont issus d'un conférence qui aurait dû être réalisée à la demande de FabSpace le 17 janvier 2019, conférence malheureusement annulée.
POURQUOI LES CARTES MENTENT-ELLES ?
Bonjour et merci d’être venu à cette présentation. Quand j’ai été contacté par les membres de Fabspace pour faire une intervention dans le cadre de ces présentations je me suis dit que je n’avais pas grand-chose à vous apporter concernant les « géo-données ». Vous en savez probablement plus que moi sur les normes Inspire ou les dernières images des Pléiades et surtout, mon interlocutrice m’avait demandé de faire quelque chose autour de la fiabilité des données…
Sous quel angle pouvais-je aborder ce sujet sans vous inonder de données mathématiques, de matrices de confusion ou de probabilités, tout en, peut-être, vous étonner un peu ?
Je vais donc partir d’un constat que peu de gens imaginent et qui rejoint les problèmes de fiabilité des données : toutes les cartes sont fausses !
Voici, à travers quelques exemples, comment et pourquoi !
PARCE QUE LA TERRE EST RONDE !
Quand nous faisons des cours de cartographie, c’est souvent par là que nous commençons : la terre est ronde (enfin à peu près !) et la représenter à plat est donc forcément… faux ! Et depuis Mercator en 1569, la quasi-totalité de la planète a adopté un système de représentation de la terre, centrée sur l’Europe et avec une projection qui écrase les parties proches de l’équateur. En d’autres termes, nous avons pris l’habitude de voir l’Afrique beaucoup plus petite qu’elle n’est, l’Australie à l’autre bout du monde et l’Antarctique sous forme d’une bande !!! L’Afrique est en réalité 14 fois plus grande que le Groenland !!!!
Et c’est peut-être la plus belle arme géopolitique qu’a développé la vieille Europe au XVIè siècle, avoir su, par la simple projection cartographique, imposer au monde l’idée qu’elle en était au cœur !
Si nous regardons ici la projection de Peters (1855), elle aussi fausse, puisque en 2 dimensions, nous avons quand même une image de la taille des continents beaucoup plus proche de la vérité.
Il existe des dizaines, voir des centaines de mode de projection et de calcul du passage de la sphère à la représentation deux dimensions, et toutes, ou presque révèle d’une intention. Par exemple, la projection de Fuller, en 1946 tentait à montrer que les continents ne formaient en réalité qu’un seul et unique archipel, une seule et unique humanité !
C’est une bien belle idée n’est-ce pas ? La carte peut aussi véhiculer de belles idées !
ET EQUAL EARTH ?
A priori, il semblerait qu’un grand nombre d’institutions, notamment Google et la NASA aient désormais adopté la projection Equal Earth, abandonnant Mercator. Cette projection respecte les surfaces tout en minimisant les déformations des continents… mais les déforme toujours ! La seule « vraie projection » est la sphère.
DE QUELLE PROJECTION AVONS-NOUS BESOIN ?
La vraie question à se poser est : De quelle forme de projection avons-nous besoin pour ce que nous voulons faire ? Mercator avait choisi une projection qui respecte les angles parce que ses cartes devaient être utilisées par des navigateurs qui prenaient des caps.
Aujourd’hui, ceux qui travaillent dans les télécoms ou la balistique militaire vont plutôt utiliser une projection équidistante centrée sur le pôle nord (comme le drapeau de l’ONU !)
PARCE QU’ON CROIT ÊTRE AU CENTRE DU MONDE !
Autre aspect biaisé des cartes : la position de référence. Il est reconnu à peu près internationalement que la norme de référence de la longitude doit être calé sur le méridien 0 de Greenwich, faisant naturellement de l’Europe, le centre du monde.
Mais c’est juste une convention. Regardons cette carte où l’Australie, au lieu d’être repoussée aux antipodes et au centre du monde pacifique, naturellement orientée vers le sud !
Mieux encore, voici une carte à laquelle il va falloir s’habituer : Une projection et une représentation qui place la Chine au centre du monde et fait la part belle au passage du nord-ouest, réchauffement climatique oblige !
Peut-être avez-vous entendu parlé des « nouvelles routes de la soie », concept expansionniste chinois qui s’appuie désormais sur ces formes de représentations des échanges mondiaux…
Ici encore, pas de carte « vraie » ou « fausse », juste un mode de représentation !
PARCE QUE LA RELIGION DONNE UN SENS !
Autre « habitude », le nord. Il s’agit bien d’une convention et juste d’une convention. Pour preuve, quand les religions dominaient la représentation de l’espace.
ici Isidore de Séville en 629, au nom de l’église catholique qui domine en Occident, se referme sur des simplifications, des symboles.
La sainte trinité se retrouve jusque dans les cartes : 3 continents séparés par la Méditerranée et le Nil et entourés d’une mer formant un T dans un O. Le centre du monde est Jérusalem et on se tourne vers l’Orient plutôt que vers le Nord.
Nous en aurons gardé le verbe « orienter » !
PARCE QU’UNE AUTRE RELIGION DONNE UN AUTRE SENS !
Autre exemple, cette fois sur l’influence de l’Islam. À partir du XIIe siècle, les cartographes arabes vont remettre à jour la cartographie des grecs anciens, mais centrer le monde sur la péninsule arabique, la Mecque, et donc, naturellement, orienter les cartes au sud !
PARCE QUE L’INFORMATION EST FORCÉMENT RÉDUITE
Par définition également, toute représentation de type cartographique mais également satellitaire actuelle est une généralisation et donc une réduction de l’information réelle au sol. Les satellites d’observation se font une concurrence féroce pour atteindre des niveaux de précision, de résolution de plus en plus fins. Un kilomètre, 60 m, 1 m, 10 cm… On s’arrête où ? A quelle résolution l’info est-elle « pertinente » ? Que je sache si vous êtes blond ou brun, cheveux courts ou cheveux longs peut avoir une certaine importance, mais que je puisse compter vos cheveux en a-t-elle ? Et, en quelles circonstances aurais-je besoin de compter vos cheveux ?
Il en est de même pour la position : Si je traverse l’Atlantique qu’importe ma position à plusieurs centaines de mètres près… sauf si je croise un navire…
Donc, quelle réduction de l’information dois-je mettre en œuvre ?
PARCE QUE L’ESPACE EST CONTINU
Autre caractéristique de la cartographie qui multiplie les erreurs potentielles (et, de fait, les mensonges) : elle traitent en terme d’espace fini, d’un espace continu, et c’est la même chose pour les images satellitales et en général pour toute donnée numérique. A un moment ou un autre, à un endroit ou un autre, il faut borner, arrêter, couper. C’est lié à l’échelle bien sûr, mais également à la perception et surtout à une « décision », calculée ou arbitraire. Le tracé se fera là et pas ailleurs !
Une image numérique, aussi grande qu’elle soit, aussi fine qu’elle détaille, sera quand même constituée de pixels juxtaposés, de petits carrés « finis » et non d’un continuum réel.
Petite remarque en passant : attention aux images numériques compressées et décompressées, si vous voulez une restitution inchangée de la donnée, veillez bien à n’utiliser que des formats « non destructeurs » à la compression. Le jpeg est à bannir !
Autre remarque : certains pensent que le format vectoriel résout cette problématique. Bien sûr que non !
Les plus beaux exemples de cette « discrétisation » obligatoire et souvent arbitraire dans la cartographie, mais aussi dans ce qui fait et défait la civilisation sont bien évidemment les notions de frontières….
Ici, l’incroyable imbroglio frontalier de la commune de Baarle, belge, mais aux Pays-Bas…
PARCE QUE LE TEMPS EST CONTINU
Toute représentation, toute géo-donnée, mais je serai tenté de dire toute donnée est liée au temps. Il y a 67,2 millions de français. Quand ?
C’est une caractéristique qu’il faut toujours prendre en compte. Et bien souvent les données que vous pouvez acquérir sont non seulement discontinues dans le temps, par définition, mais souvent ne correspondent pas forcément au « temps » qui vous intéresse. Il vous faut une image du 23 décembre 2014 à 12h57 ? Bon courage ! Et, du coup, vous allez adapter votre recherche aux données existantes… ce qui, sémantiquement est assez intéressant !!!
Alors bien sûr, ça ouvre tout le champ des recherches diachroniques, mais également de la modélisation.
On peut également réaliser des « animations » pour tenter de montrer le continuum du temps, mais ça n’est rien d’autre qu’une illusion visuelle liée à la persistance rétinienne.
Petit quiz en passant : Voici la première image prise de l’espace. A votre avis, de quand date-t-elle ?
C’est la première photo prise depuis l’espace, à une altitude de 104km par un appareil photo 35mm monté sur une fusée V-2 le 24 Octobre 1946 (fusées allemandes récupérées et testées par les américains).
PARCE QUE C’EST UN DESSIN !
La carte est d’abord un dessin, une image, le terme cartographie vient du grec : feuille de papyrus (χάρτης) et écrire. Donc, cartographier est tout simplement écrire sur un papier !
De fait ça ouvre à tous les champs des possibles sur la représentation. En d’autres termes, toute représentation cartographique est « orientée » dans le sens où on cherche à lui faire dire quelque chose par les techniques de dessin que l’on va employer. Ça s’appelle la sémiologie graphique et ça peut être un outil très puissant d’information ou de désinformation !
En voici quelques exemples…
INFLUENCER
Premier exemple une carte réalisée par le PCF en 1951. Ici, fond noir pour mettre en place un côté dramatique et utilisation de flèches quasi agressives et multiples donnant presque une impression de lancements de missiles !
Une telle représentation est clairement une prise de position anti-américaine !
On va faire appel à des coutumes, des cultures, des habitudes sociales qui vont atteindre ou non leur public. Par exemple, si vous utilisez du rouge vous allez automatiquement attirer l’œil du public, tout simplement parce que, physiologiquement, nous avons dans l’œil plus de cellules (les cônes) photosensibles à la longueur d’onde du rouge ! Mais parallèlement pourquoi sommes-nous en deuil en noir quand en Asie du sud-est, ils le sont en blanc ?
DÉSINFORMER – MENTIR – TRICHER
Autre exemple du pouvoir d’une carte, la fameuse carte dite de Liu Gang qui a circulé longtemps et circule encore sur l’Internet et qui tendrait à prouver que la Chine aurait arpenté le monde et découvert notamment l’Amérique bien avant les européens, la date donnée pour la carte étant de 1418. Bien sûr, c’est un faux, réalisé en 1763 et qui a été réalisé par Mo Yi Tong pour le compte de la propagande chinoise…
Hélas, avec la multiplication des moyens de communications et des techniques numériques les cartes, données, images, volontairement fausses, mensongères, tricheuses se multiplient. Faites très attention aux données et aux informations que vous recevez !
« Fake news », « Hoak », sont des termes à la mode et qui s’appliquent parfaitement bien aux données géographiques et cartographiques !!!
SOURCES ?
Suivant la source, l’opinion, la culture, l’engagement, la langue… les mêmes données ne seront pas cartographiées, calculées, interprétées et présentées de la même manière. Pour prendre un exemple, les israéliens ne vont pas présenter les cartes pourtant du même pays et des mêmes frontières que les palestiniens. L’objectivité est quelque chose qui n’existe pas, pas plus que la vérité ! Et en cartographie, c’est pire !
ÎLES CAYOS
Restons dans l’idée qu’une image satellite, une carte est fausse, délibérément avec quelques exemples instructifs…
Dans le golfe du Mexique, dans une partie qui borde l'état de Campeche, se trouvent plusieurs îles et récifs. Certaines sont parfaitement visibles, d’autres sont sous un cache noir, d’autres enfin ont purement et simplement disparues, et impossible de savoir pourquoi ces îles là en particulier…
LES BAUMETTES
La prison de Marseille est très connue. Qu’elle soit chantée par Renaud ou au cœur de l’actualité à cause, notamment des évasions, elle est cependant « floutée » sur les images aériennes, peut-être pour prévenir les tentatives d’accès par hélicoptère. Mais un simple filet n’aurait-il pas fait l’affaire ? Alors pourquoi obliger Google à flouter cet espace ?
MAISON BLANCHE
Troisième exemple de ce qu’on veut bien nous faire voir, ou pas : la Maison Blanche à Washington. Il y a quelques années, les 2 bâtiments qui bordent l’édifice présidentiel avaient leurs toits « floutés ». Désormais, il y a bien un « toit », mais ne correspondant pas tout à fait à la réalité… C’est particulièrement visible sur le bâtiment de droite…
OUPS ! DÉSOLÉ !
Personne n’est à l’abri des erreurs, en particulier en cartographie. Un exemple assez amusant est celui de Sandy Island. En 1876 un navire baleinier rapporte avoir découvert une nouvelle île entre la Nouvelle-Calédonie et l’Australie. Sandy Island est aussitôt reportée sur les cartes, toutes les cartes… y compris Google Maps
En 2012, en campagne océanographique, le navire Southern Surveyor cherche, en vain, l’île de sable. Même pas de hauts fonds, de rochers, de bathymétrie anormale… rien ! L’île n’a jamais existé et pourtant pendant plus de 130 ans, tous les atlas du monde ont dessiné Sandy Island !!!
Et ne croyez pas que ces erreurs de report soient réservées aux anciens documents !
CONCLUSION
Voilà, je vais arrêter là ce catalogue impressionnant sur la fiabilité ou plutôt la non-fiabilité des données. Mais j’aurais pu multiplier les exemples encore longtemps. L’idée dans cette intervention était peut-être aussi, juste de vous faire regarder dans une direction à laquelle vous n’aviez peut-être pas songé…
Alors, quelle leçon , s’il y a une leçon, faut-il tirer de ce court exposé sur le mensonge des cartes ?
- Rester vigilant sur les données qu’on récupère. « Quoi », c’est bien, mais il faut se poser les questions du « qui », du « quand », du « comment », voir même du « pourquoi ». Toujours, dans la mesure du possible, vérifier ses sources.
- Comparer, multiplier les sources, ne pas se focaliser sur un seul type de données, une seule source.
- Essayer d’être « honnête » quand on génère soi-même des données. Garder leur traçabilité. On estime que 15% des publications scientifiques sont « falsifiées »…
- Soyez curieux, soyez critiques !
Merci !