Petite souris
Sandra ne voulait plus croire à grand-chose. Elle avait grandi, et du haut de ses 6 ans, les fées, le père Noël et autres rêves de la réalité de l’enfance étaient retournés au monde des légendes. Aussi, lorsqu’on lui parla de la petite souris, le doute envahi son esprit d’enfant. Qu’il y ait des souris qui se promènent la nuit dans la maison endormie passe encore, mais qu’elles viennent récupérer les dents stupidement cachées sous l’oreiller en échange d’un cadeau lui paraissait absurde et invraisemblable.
Elle décida toutefois d’écouter encore les boniments de ses parents gnangnan, mais cette fois elle en aurait le cœur net : si souris il y avait, Sandra la trouverait.
Ce fut une petite canine qui déclencha l’aventure.
Le grand soir venu, elle s’en tint aux directives parentales, et après le bain, la cérémonie des câlins, elle déposa avec précaution la petite dent de lait sous l’oreiller, jura qu’elle ne regarderait pas, et une fois la lumière éteinte, décida de ne dormir que d’un œil, en attendant l’hypothétique souris. Mais à 6 ans, sans café, sans tabac et sans soucis il est bien difficile de tenir ses yeux ouverts plus de quelques minutes.
Lorsqu’elle se réveilla en croyant avoir entendu le rongeur, ce ne fut que papa. Il faisait grand jour, et la nuit était passée comme un souffle léger.
Vexée elle souleva son oreiller et vit un petit paquet cadeau en lieu et place de la quenotte. Son père sourit, elle était partagée entre l’envie d’ouvrir le présent et la rage de n’avoir pas surpris l’intrus. Le petit paquet de bonbons l’emporta finalement sur sa déception et la vie de l’enfant pris le pas sur sa déconvenue.
Mais il lui restait encore plein de dents à perdre et il n’était pas dit qu’elle en resterait là.
Au cours des semaines suivantes les dents de Sandra donnaient des signes de fébrilité, peu courants chez les enfants grandissants. Alors que bien souvent la chute des dents de lait s’accompagne de cris, de pleurs et d’effrois, Sandra prenait un malin plaisir à accélérer la chute des petits morceaux d’ivoire en les torturant dans tous les sens à longueur de journée. C’est qu’elle n’avait pas abandonné son idée, et « coincer la souris » devint son unique obsession.
A la deuxième incisive elle s’était préparée à une nuit blanche. Sandra dormait beaucoup ces derniers temps et comptait accumuler le sommeil pour ne pas être pris au dépourvu le grand soir. Cette fois, pas question de dormir. Elle se fabriqua même un petit système avec les grelots d’un train miniature, qui, accrochés à son oreiller la préviendrait au moindre mouvement suspect.
Une demi-heure passa, la fatigue poussait très fort sur les paupières, et lorsque Sandra fut sur le point de sombrer totalement dans les bras du marchand de sable quand un léger cliquetis la réveilla.
D ‘un bond, elle se redressa dans son lit, alluma la lampe de chevet puis souleva promptement l’oreiller. Elle la vit ! La souris était bien là ! Se frayant un chemin à travers la tête du lit elle s’enfuyait précipitamment, la dent de Sandra dans la bouche, un petit paquet gisant à sa place.
Sandra était totalement éberluée, époustouflée : ainsi donc c’était vrai !
Le temps qu’elle reprenne ses esprits, la souris avait disparue à travers une fente du plancher. Tout le scénario réaliste qu’elle avait échafaudé sur la théorie des mensonges parentaux s’effondrait. Les rêves et légendes reprenaient leurs droits dans le quotidien. Sandra se sentait perdue. Pourquoi grandir alors si le VRAI monde c’est celui de l’enfance ?
Mais qu’à cela ne tienne, elle venait de mettre à jour un grand secret, elle fallait qu’elle en sache plus. Alors, elle décida, du haut de ses 6 ans, de continuer l’enquête. Elle se voyait déjà dans la peau d’une grande espionne comme on voit à la télé. Quelques années de plus et elle aurait certainement pris le sobriquet de Mata Hari plutôt que Dora, mais sa Culture n’en était pas encore à ce stade…
Un soir, après la chute, quelque peu forcée d’un incisive, elle se prépara pour la grande mission, bien évidemment sans ne rien dire à ses parents, de peur qu’on lui vola son scoop. Sandra avait bien rangé sous son lit une tenue «tout-terrain», piqué quelques douceurs dans le placard de la cuisine, au cas où la faim se ferait sentir au cours du futur périple, et réussi même à dérober la superbe lampe torche de papa.
Sitôt la lumière éteinte, les parents rassurés, sans le moindre bruit, elle se rhabilla, prépara son matériel et attendit, près de la fente du plancher, prête à jouer les petites chattes de gouttière.
La souris arriva cette fois encore, se faufila sous la tête du lit, déposa son cadeau, mis la petite dent dans sa gueule et rebroussa chemin avec son précieux chargement. Sandra l’avait devancé en sortant par la fenêtre et attendait déjà dans le jardin, en « position de combat ».
La souris sortit exactement où Sandra l’avait prévu et commença sa course. La curiosité de l’enfant était bien plus forte que sa peur et l’on put entrevoir à travers les ruelles sombres, un petit bout de femme qui courait, un petit sac sur le dos, éclairant devant elle une petite souris qui courait, elle aussi à perdre haleine.
Elle se faufila à travers une bouche d’égout et Sandra crut la poursuite perdue. C’était sans compter sur son obstination. Elle avisa une plaque d’égout toute proche et entreprit de la soulever avec cet engin que papa appelait du joli nom de pied-de-biche. Elle céda et le royaume des profondeurs s’ouvrit.
N’écoutant que son courage, la torche dans la bouche, Sandra descendit un à un les échelons qui menaient vers les galeries souterraines. Elle ne sentit même pas l’odeur pestilentielle qui régnait là-dessous, ne vit même pas la rigole d’eau saumâtre dans laquelle elle pataugeait, non, elle ne voyait que la petite souris qui, déjà s’engageait dans une canalisation annexe. Imperturbable, l’enfant continua à suivre son voleur de dent, encore et toujours. La nuit égrenait ses heures, Sandra ne s’en rendait pas compte, mais avait-elle seulement la notion des heures?
Après quelques couloirs, boyaux et interminables conduits, la souris semblait enfin faiblir. Sandra était épuisée. Une lueur apparue, le rongeur s’y précipitait, Sandra sur ses talons. Il fallait qu’elle sache. Peu importait la fatigue, il lui fallait savoir où cette maudite souris transportait ses dents et surtout ce qu’elle pouvait bien en faire. La réponse était forcement au bout de ce tunnel.
Elle était à la mesure des attentes de Sandra.
Le boyau s’élargissait sur une vaste salle inondée de lumière. Là, des centaines de souris s’affairaient autour de gigantesques machines. Sandra était figée. Sans doute avait-elle senti qu’elle était une intruse, et la peur, jusque là maîtrisée, commençait à lui serrer la gorge. Elle se tint recroquevillée à l’entrée de ce qu’elle pensait être une usine et écarquilla ses yeux bleus, pour ne rien perdre ce que certainement aucun adulte n’avait jamais vu, ni même pu imaginer !
La salle semblait divisée en deux parties bien distinctes. D’un côté les souris arrivaient en masse avec chacune une petite quenotte. Là elles stockaient, comptaient et recomptaient les centaines de dents alignées, mais surtout taillaient, polissaient, sculptaient les petits joyaux d’ivoire, les transformant en pendentifs, bagues, colliers, amulettes et autres merveilles d’orfèvrerie. Les petites pattes s’agitaient fébrilement autour d’établis plus ou moins improvisés et composaient inlassablement les parures qui, bientôt illumineront de mille feux les vitrines des bijoutiers. Ici, une petite souris blanche tortillait des fils d’or autour d’une future bague, là une grosse souris grisonnante gravait un merveilleux Camai dans l’ivoire d’une prémolaire. Toutes semblaient avoir un travail bien défini, sous la surveillance de gros rats que Sandra n’avait pas tout de suite vu, et qui lui faisaient froid dans le dos. Mais pour l’instant aucun des rongeurs n’avait décelé l’enfant.
L’autre côté de la salle était occupée par une véritable chaîne de montage dont l’unique but semblait être l’élaboration des paquets cadeaux. Des souris ouvrières triaient des bonbons, d’autres empaquetaient, d’autres enfin stockaient les futures récompenses. En bout de chaîne une file de plusieurs souris bâties pour la course attendaient face à une immense enseigne lumineuse. A chaque fois que le mot « GO» y apparaissait un « commando» d’une dizaine de rongeurs disparaissait à travers les canalisations, chacune un paquet cadeau dans la gueule.
Sandra ne perdait pas une miette de ce qu’elle voyait.
Personne ne croirait jamais ce qu’elle était en train de voir, ce n’était même pas la peine qu’elle en parle. Et puis d’abord c’était son secret à elle, na!
Tout à coup, elle se rendit compte que quelque chose avait changé dans la salle, il n’y avait plus la même agitation, et soudain, elle s’aperçut que des centaines de petits yeux étaient braqués sur elle. Sandra eut un recul d’effroi, réintégra sa petite peau de petite fille de 6 ans et compris qu’elle était allé beaucoup trop loin, qu’elle avait vu ce qu’il ne fallait pas voir !
Apercevant un groupe de rats se précipiter vers elle, elle fit demi-tour et s’engagea au hasard dans les galeries.
Elle courait, courait, et les rongeurs se précipitaient derrière elle. La lampe de papa perdue, le pantalon trempé, elle déboucha enfin vers une sortie, escalada l’échelle et appuya de toutes ses forces pour soulever la plaque d’égout. De l’air frais, enfin.
Sandra se retrouvait dans la ruelle de son école, elle connaissait la route, sauvée.
De retour dans sa chambre, l’enfant se déshabilla, cacha ses habits sales sous le lit, préparant déjà une excuse pour maman et se blotti au creux de son lit alors que les premières lueurs du jour filtraient à travers les rideaux. Les rats avaient abandonné la poursuite bien avant la maison. La fatigue et les émotions qu’elle avait vécu, décidément trop fortes pour une petite fille la précipitèrent dans un sommeil réparateur.
Les jours suivants Sandra repensa à cette formidable aventure mais fut bien décidé à n’en parler à personne, et surtout pas à papa et maman. Elle passait bien souvent de longues heures dans sa chambre à attendre un hypothétique commando de rats venu en expédition punitive chercher l’enfant. Aucun rat ne vint jamais, mis à part celui qui traînait depuis toujours dans le terrain vague, derrière la maison.
Mais celui-là n’avait certainement pas la moindre idée du vaste complot qui devait se tramer contre Sandra.
Quelques semaines plus tard, alors que l’enfant avait déjà presque tout oublié de l’aventure, une nouvelle dent de lait fragilisée lui rappela quelques angoisses passées. Papa et maman furent surpris par son attitude, pour la première fois hostile à l’idée de perdre encore une dent. Bien entendu ils lui firent les recommandations d’usage à l’égard de la petite souris, et Sandra s’acquitta une nouvelle fois du cérémonial, mais cette fois, pas exactement comme l’aurait prévu un adulte…
L’enfant s’enfonça sous la couette, et se laissa porter dans la nuit.
Le «clac» sec du ressort libéré réveilla Sandra.
Elle sourit, remonta la couette jusque sous son petit nez, plongea son pouce dans la bouche et retourna au monde des rêves d’enfant.
Une tapette à souris venait de mettre fin au plus gros trafic d’ivoire de toute l’histoire de la contrebande.