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...Chez Francky

ANPE

anpe  A l'ANPE

« Asseyez-vous »

La pièce n’était pas très grande, mais était-ce la couleur blanche immaculée des murs ou la sobriété du mobilier elle paraissait immense. Je m’assis donc sur une petite chaise blanche, en face d’une vague table blanche, devant ce petit monsieur, lui aussi tout en blanc. Ils avaient du avoir des prix promotionnels sur la peinture blanche ! Sur la table rien. Sur les murs pas plus.

Ah si : une espèce de crucifix tristounet, vaguement accroché au fond, presque sans conviction. Mince, des cathos, c’est bien ma veine.

« Bonjour » dit-il d’une voix douce qui rassurait. Elle vous pénétrait comme l’eau chaude d’un bain, un soir d’hiver. Ce type faisait vraiment bien son boulot. Un simple bonjour et vous vous sentiez tout de suite tranquillisé.

« Comment vous appellez-vous ? » dit-il sur le même ton.

« François Vlida ». Etrangement, je n’en étais plus très sur. La fatigue et le surmenage sans doute.

Il ouvrit un énorme dossier que je n’avais pas encore vu et commença à chercher mon nom dans le registre. On était un sacré paquet à chercher du boulot.

Triste fin de siècle.

Bien évidemment, mon nom était sur sa liste. Il releva la tête.

« Alors, comment ça va ? »

Quelle question ! Vous êtes au chômage, vous flippez, et le type de l’ANPE n’a rien d’autre à vous demander que votre état de santé.

Moi, j’aime pas ces trucs là. Dès qu’il faut faire une démarche administrative, ou “aller baisser mon pantalon” pour obtenir quelque chose, je stresse. Bon, j’en ai pris mon parti et la médecine moderne fait des merveilles. Un petit cachet rose, et puis un bleu, et crac, on plane à 20 000. Tout peut arriver, rien n’est grave. Alors moi, je suis abonné aux pilules en cas de conflit. Inutile de vous dire que dans le cas présent j’avais forcé la dose. Peut être un peu trop d’ailleurs.

 

« Bien, je vais bien »

En fait, je n’allais pas bien du tout.

Je me rappelais vaguement être venu avec la voiture, et puis après plus rien. J’allais encore passer deux plombes à chercher le parking en sortant. Il faudrait peut-être que je ralentisse les cachets ! Faut me comprendre aussi, ma femme est partie voilà 3 mois avec la gosse, j’ai pas de boulot et les huissiers vont débarquer d’un jour à l’autre. Tout ça n’est pas propice à l’usage exclusif du Coca-Cola.

Mais je n’étais pas là pour une psychothérapie, et de toute façon, je n’allais pas confier mes états d’âme à un illustre inconnu, fusse-t-il doté d’une voix réconfortante.

Il n’avait pas que la voix d’apaisante. Tout en lui transpirait le bien-être. Plutôt petit, un peu rondouillard, il était vieux, mais sans âge, entre 60 et 600 ans ! Son crâne brillant, largement dégarni était auréolé d’une chevelure blanche venant mourir sur une jolie barbichette presque transparente. Mais le plus remarquable chez lui, c’était ses yeux. D’accord, ils étaient bleu ciel, mais surtout, ils vous transperçaient de part en part, vous sondaient. Face à des yeux comme ça, on était tout nu.

« Votre fête, c’est le 04 octobre ? Un type bien ce St François d’Assise ! »

Il était bien gentil le papy, mais visiblement il avait un peu décroché. Qu’est ce qu’un fonctionnaire de l’ANPE avait à s’intéresser à ma fête ? Sans doute une manière détournée d’aborder mes problèmes.

Encore un qu’on avait bombardé de stages de communication.

« Bon, c’est pas tout ça » dit-il, un ton au dessus, « Mais on va voir ce qu ‘on peut faire pour vous. Vous avez fait beaucoup d’études, à ce que je vois ? Pas beaucoup le temps de vivre avec tout ça ! »

C’est sûr, 28 années d’école quand on en a 32, le moins qu’on puisse dire, c’est que j’ai démarré doucement dans la vie.

« Oui, vous savez, on commence par aller à l’école parce qu’il faut, on continue parce qu’on croit trouver du boulot, et on fini avec un doctorat à 30 ans en ayant cherché tous les diplômes susceptibles de reculer l’âge de raison, s’il existe…

Les études deviennent une fin en soi, et un beau jour on se réveille face au mur de la vie active »

Et quel mur ! Depuis 2 ans, je vis à coups d’espoirs, assis sur des études dont personne ne veut. Trop diplômé, trop cher à l’embauche, trop vieux déjà, pas assez d’expérience... On en vient à regretter un bon vieux BEP. Ah, ça fait bien dans les conversations l’étalage de ses diplômes, mais ça fait mal sur le compte en banque.

« Et, vous avez fait le bien ? »

« Comment ça, le bien ? Oui, j’ai décroché le doctorat avec les félicitations du jury, qu’est ce que vous voulez de plus ? »

 

« Non, non, je ne vous demande pas les mentions de vos diplômes, mais seulement si vous pensez avoir fait de bonnes actions jusqu’à présent »

Aie, il était vraiment à côté de ses pompes le vieux. Qu’est ce que j’en avais à foutre de mes bonnes actions ! J’étais là pour chercher du boulot, pas pour faire mon mea culpa ! Voyant mon air étonné, il se plongea à nouveau dans son livre.

 

Un ange passa. Lentement, très lentement. On aurait pu entendre voler une mouche. Elle aussi aurait sûrement été blanche. Mais ici, il n’y avait très probablement pas de mouche.

L’effet des cachets disparaissait peu à peu, et je commençais à retrouver la mémoire. J’avais maintenant le vague souvenir d’un bus. Un énorme bus. Comme un flash qui revient dans un rêve. Pourquoi un bus ? J’étais pourtant bien sûr d’être venu en voiture. D’ailleurs, j’ai horreur des bus.

« Je vois que vous avez une petite fille ! »

« Oui, Marie, une ravissante gamine de 3 ans qui remplit ma vie de soleil »

« Alors pourquoi vous êtes-vous séparé de sa mère ? »

Il commençait à m’énerver ce type. De quoi je me mêle. Bon, ne nous énervons pas, mon avenir dépend peut être de ce bonhomme, alors, tout doux.

« Vous savez, même si je ne suis pas auprès d’elle du matin au soir, ma fille a tout l’amour et l’attention qu’elle désire, et même plus. Quand à sa mère, elle est assez grande pour survivre me semble-t-il ! Et puis d’abord c’est elle qui est partie ! »

Bon, d’accord, je l’ai un peu aidé à foutre le camp, mais il n’avait pas à le savoir.

« Oui, bien sûr, bien sûr, je comprends... »

Il continua à éplucher sa liste.

A l’envers, je pouvais voir en face de mon nom toute une page de signes plus ou moins obscurs. Ils avaient l’air d’en connaître un rayon sur les chômeurs à l’ANPE. D’accord c’est leur boulot, mais là, ça sentait un peu trop le flicage quand même.

« Vous aimez vos parents ? »

Ça y est, il est reparti dans mon analyse. Là, il m’énervait très sérieusement.

« Evidemment, que j’aime mes parents. Mais je vous signale quand même que je suis là pour trouver du boulot, pas pour me faire juger ! »

« OK, OK » dit-il un peu vexé. « Mais, il me faut bien cerner la psychologie des candidats. On ne peut pas vous caser pour un bon bout de temps dans un emploi sûr sans vous avoir cerné un peu avant ! »

Ah, pensais-je, aurait-il déjà une offre pour moi. En plus, en contrat à durée indéterminée semble-t-il, ça me changerait des éternels CDD et autres pseudo-stages d’embauche. Il faut que je me calme un peu, sinon ça va encore foirer.

 

Les cachets ne faisaient pratiquement plus d’effets maintenant, et, au fur et à mesure que je reprenais mes esprits, je retrouvais aussi mon passé. Etrangement, ce n’était pas ma mémoire habituelle, celle qui garde juste quelques bribes, quelques souvenirs anciens et seulement l’essentiel des heures précédentes.

Non, ce que j’avais désormais en mémoire c’était TOUT. L’intégralité de ma vie de 32 ans.

En l’espace de quelques secondes, tout ce que j’avais pu voir, dire, sentir, apprendre, penser, manger, vivre en 32 ans était là, intact, frais dans ma mémoire. Comment un cerveau peut-il engranger autant d’informations, et surtout comment faire le tri avec cette montagne de souvenirs ? Extraordinaire, je me rappelais de tout, dans les moindres détails, depuis le jour de ma naissance jusqu’à ces quelques minutes précédents l’entretien. Mes souvenirs s arrêtaient pile à un choc violent, un choc contre un bus.

Tout à coup je compris : perte de mémoire. J’ai eu un accident avec un camion en venant à l’ANPE, et comme cela arrive parfois, j’ai eu une petite perte de mémoire sur les derniers instants, un léger traumatisme crânien, sans doute. J’aurais sûrement un nouveau choc en voyant l’état de ma voiture en sortant tout à l’heure, et tout reprendra sa place dans ma tête. Ce que je ne comprenais pas en revanche, c’était cette extraordinaire mémoire qui me revenait soudain.

« Bon, vous voulez savoir si je suis un type bien ? » Dis-je en pensant qu’il valait mieux ménager ce vieillard qui pouvait me trouver un boulot.

« Je crois que oui, mais ça n’est pas à moi d’en juger. Seuls mes proches, mes amis, ma famille pourront vous en parler. »

J’étais prêt à sortir toutes les fiches “brave-type” bien rangées dans ma désormais colossale mémoire, pour les fiches “salaud”, mieux valait les garder sous le coude...

« Je crois avoir fait quelques bonheurs, même passagers, mais je ne pense pas qu’on puisse m’accuser d’égoïsme forcené. La vie m’a fait, jusqu’à présent beaucoup de cadeaux, il est normal que je lui en rende un peu. Si vous le voulez vraiment on peut tout passer en revue, mais qui tiendra la balance ? »

Coup de poker.

Il sourit. Il avait l’air d’en savoir beaucoup sur mon compte, beaucoup plus qu’il ne devrait. Il y avait bientôt deux heures que j’étais là et je commençais à m’impatienter.

Il le vit.

« Bon, pour en finir avec votre cas, vous rappelez-vous vos derniers moments avant d’entrer dans cette pièce ? »

Décidemment, dans la série des questions à la con, on touchait le fond. Pourtant sa question me torturait. J’étais incapable de me souvenir des quelques minutes entre le choc avec le bus et ma présence ici. Juste la sensation d’une violente douleur.

« Non, pourquoi, c’est important ? »

« Pas vraiment... plus maintenant ». Il fit une petite marque en face de mon nom puis referma son livre.

« Bon, écoutez, j’ai bien examiné votre candidature, et j’ai le plaisir de vous confirmer que vous correspondez à peu près au profil que nous recherchons. Je ne vais donc pas vous retenir plus longtemps, si vous voulez bien prendre la porte de droite en sortant afin que nous puissions remplir les dernières formalités, merci de votre compréhension. »

 

Mince, ce coup ci ça marche. J’ai enfin trouvé du boulot.

Immense soulagement.

Il me lança un dernier regard pétillant. Retrouvant mon courage je me levai, et d’un pas encore hésitant me dirigeai vers la porte dérobée qu’il m’avait indiqué. La poignée était bien sûr blanche.

J’ouvris.

Derrière je vis l’infini, blanc, cotonneux, lumineux, apaisant. A gauche, sur ce qui semblait être le plancher était planté un panneau gigantesque.

Inscrit à la peinture dorée, 7 lettres : P-A-R-A-D-I-S.

« Eh merde !”

 

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