Pour mémoire
Si je prends la plume aujourd’hui, et ce, malgré le serment d’Hippocrate, c’est que l’aventure de Philippe mérite qu’on retranscrive ce cas de dérèglement psychique unique dans l’histoire de la psychiatrie. J’exerce la fonction de neuropsychiatre depuis bientôt 30 ans et jamais, ni parmi mes patients, ni dans la littérature recensée, je n’ai eu écho d’un pareil traumatisme.
Je fus appelé au chevet de Philippe V. en décembre 1992, et il devint mon unique sujet d’observation durant 6 mois au cours desquels j’ai pu suivre son extraordinaire évolution. C’est son parcours que je relate ici. Pour des questions déontologiques, les noms des personnes et des lieux ont été délibérément changés ou occultés.
I
Philippe V. était un jeune universitaire qui commençait à faire parler de lui dans les milieux scientifiques en raison de son extraordinaire vivacité d’esprit. Il avait à peu près tout pour réussir, et, au moment de son accident, travail, argent, amour et famille étaient réunis pour lui offrir un avenir en or. Mais le destin ne choisit pas, et l’ampleur de son accident fut à la mesure de son bonheur.
Un soir, sur une nationale, il percuta de plein fouet un poids lourd venant en sens inverse, et lorsque les pompiers sortirent son corps incarcéré dans ce qu’il restait de la voiture personne ne l’aurait donné encore vivant. Il l’était pourtant.
Transporté d’urgence à l’hôpital il resta trois jours en réanimation, entre la vie et la mort. Ce ne fut que le sixième jour que l’on vint me chercher.
La plupart du temps, je ne m’occupe pas des grands traumatismes, juste parfois pour un soutien psychologique d’appoint, mais en aucun cas pour les liaisons neuronales, d’autres confrères étant bien plus compétent que moi en ce domaine.
C’est justement un collègue chargé du service des traumatismes lourds qui me demanda d’étudier le cas Philippe afin de pouvoir bénéficier d’un deuxième diagnostic. Le récit qu’il me fit des premiers jours de retour à la vie de Philippe ne pu qu’aiguiser mon intérêt. Je retranscris ici ses propos.
II
C’est au matin du quatrième jour que Philippe donna des signes de réveil, ce qui déjà, en pareille circonstance paraissait extraordinaire. Il avait de multiples fractures, et surtout, il avait percuté de la tête le pare-chocs du camion qui s’était encastré dans toute la partie avant de la voiture. Hémorragie cérébrale, fracture du crâne, enfoncement du rachis. S’il n’était pas cliniquement mort, Philippe serait sûrement un de ces nombreux cas que l’on maintient en vie artificielle pendant des années, jusqu’à ce que la famille ou la Sécurité Sociale décide d’interrompre la machinerie qui entraînait encore son coeur. Au vu de son scanner, même un interne aurait diagnostiqué le caractère irrécupérable du cerveau.
Or, Philippe se réveilla, ouvrit les yeux et demanda à boire. Il ne pouvait bouger, et pourtant l’on sentait qu’il était déjà prêt à quitter l’hôpital dans l’heure. L’infirmière de garde fut tellement surprise qu’elle ne lui répondit même pas, et se contenta d’écarquiller les yeux, bouche ouverte, sur cette momie vivante qui demandait à boire.
Il redemanda à se désaltérer, d’une voix douce et posée, et tout aussitôt, lui affirma qu’il l’avait déjà vu, au mois de mai 1986, alors qu’elle garait sa voiture, une Ford Escort blanche, au parking St Charles. L’infirmière, qui avait refermé la bouche, lui sourit, tourna les talons et se précipita dans le couloir. Arrivée au cabinet du Docteur Paul T., elle lui exposa, au bord de la crise d’hystérie, ce qu’elle venait de vivre. Celui-ci lui demanda de se calmer, lui rappela que sa fonction lui interdisait toute forme d’hystérie, et lui enjoigna de reprendre son récit sur un ton compréhensible. Ce qu’elle fit. Le docteur Paul décida aussitôt de se rendre au chevet du malade, bien évidemment doutant fortement des propos de l’infirmière.
Lorsqu’il ouvrit la porte, Philippe s’était débrouillé on ne sait trop comment pour s’asseoir, et contemplait d’un regard paisible la petite chambre bleu ciel, où il dormait depuis bientôt quatre jours.
- Bonjour Docteur, dit-il,
- Depuis combien de temps suis-je là ?
Le docteur stupéfait lui recommanda de ne pas parler, de se rallonger, et sortit aussitôt son stéthoscope, comme pour retrouver un semblant de pragmatisme devant cette situation totalement irréaliste.
- Comment vous sentez-vous, monsieur ? dit-il
- Plutôt bien, et vous ? répondit Philippe
- Bien, bien… renvoya le docteur, sans même se rendre compte que Philippe osait faire de l’humour, alors qu’il était supposé n’être plus qu’un légume entre la vie et la mort.
Le stéthoscope dans une main, l’autre parcourant désespérément un crâne luisant parsemé de rares cheveux, Paul vérifiait un par un les multiples appareillages auxquels Philippe était raccordé : électrocardiogramme normal, fonctions vitales normales, électroencéphalogramme plus que normal, il traduisait une activité cérébrale nettement supérieure à la moyenne, c’était comme si on l’avait branché sur la tête de Kasparov pendant une finale du championnat du monde d’échec !
III
- Bon, autant vous le dire tout de suite, puisque vous semblez conscient : vous posez au clinicien que je suis un sérieux problème. Vous avez eu un accident d’une rare violence, vous êtes encore vivant je ne sais par quel miracle, mais selon toute logique médicale, vous n’auriez jamais du sortir du coma profond. Alors, je repose ma question : Comment vous sentez-vous ?
On sentait qu’en ces termes, il exigeait de la part de Philippe une explication rationnelle, que, bien évidemment, il était incapable de fournir.
- Bien docteur, bien, je vous l’ai déjà dit. J’ai un peu mal au crâne, et ma jambe droite me gratte horriblement, mais pour le reste, je vais bien. Vous n’allez tout de même pas m’accuser d’aller bien ! Moi, ce que je voudrais savoir, c’est le temps que j’ai passé ici, et dans combien de temps puis-je espérer sortir ?
Le regard malicieux de Philippe filtra à travers ses bandages, c’était d’ailleurs pratiquement la seule partie humaine que l’on voyait de lui. Il ne se rendait absolument pas compte à quel point il était « cassé ».
Comme pour refroidir un peu ses élans, et sans doute aussi par vexation, le Docteur entreprit de lui énumérer ses maux :
- Cher monsieur, vous avez eu, il y a quatre jours, un accident de voiture. Les pompiers ont mis 3 bonnes heures à vous désincarcérer, et tout le monde croyait à juste titre trouver un cadavre dans ce qu’il restait de votre véhicule…Vous aviez les deux jambes brisées, une fracture ouverte du genou droit, la cage thoracique enfoncée, une épaule démise, les deux clavicules brisées, une double fracture du crâne, un enfoncement du rachis, et une lésion en trois endroits des vertèbres cervicales…
Philippe chantonna:
- et la tête, et la tête, alouette, alouette !...Donc, je suis là depuis quatre jours, et donc nous sommes le 09 décembre. C’est étrange, parce que le 09 décembre 1978, j’ai déjà eu un accident, de moto cette fois-là, ... oh, rien de bien grave, mais déjà un traumatisme crânien…
Puis il reprit :
- Et encore plus étrange, le 09 décembre 1964, je suis tombé par la fenêtre du premier étage de l’appartement où vivaient mes parents ; vous vous rendez compte docteur, je n’avais que deux ans et 119 jours. C’est marrant, je n’avais jamais fait le rapprochement…
Quelques secondes de silence. Le docteur s’était assis.
Philippe à nouveau :
- Et ce que vous me dites, me rappelle un sketch de Coluche, passé une première fois sur A2 le 24 mai 1982, où il racontait qu’après un accident, les toubibs avaient préféré couler sa femme directement dans un bloc de plâtre, tellement elle aussi, était cassée. Ah, j’avais bien ri... Je plaisante, je plaisante, avez-vous prévenu ma famille, d’habitude, ils s’en foutent, mais après ce que vous venez de m’énumérer, peut-être vont-ils s’intéresser un peu à moi ?
Le docteur Paul le regarda, stupéfait, lui répondit juste « oui », tourna les talons, puis s’en retourna potasser tous les traités de médecine qui traînaient à la bibliothèque de l’hôpital.
Les deux jours suivants, les internes, infirmières, autres malades, parents et curieux se succédèrent au chevet de Philippe plus pour observer le «phénomène » que pour réellement prendre des nouvelles du malade. Ce n’est qu’au bout du sixième jour, après avoir épuisé littérature, réseau de relations et bases de données médicales internationales, que le docteur Paul se résigna à venir me confier le cas Philippe.
IV
Lorsque je le vis, il allait, d’après lui, parfaitement bien.
Hormis les multiples fractures, contusions et autres traumatismes, il se portait à merveille, et m’avoua qu’il ne s’était jamais senti en aussi grande forme intellectuelle, ce qui d’ailleurs fut la seule chose qui semblait le perturber.
Lors de notre premier entretien, il m’interrogea immédiatement sur son sort, convaincu, enfin, qu’il s’était passé quelque chose d’anormal.
- Docteur, je crois bien qu’il m’arrive une chose extraordinaire…
- Oui, répondis-je, …vous avez eu effectivement la chance exceptionnelle de vous sortir d’un effroyable accident, et vous semblez récupérer à une vitesse hors du commun…
- Non, non, docteur, je ne vous parle pas de mon état physique, mais bien intellectuel. Figurez-vous que depuis mon réveil j’ai retrouvé la mémoire…
- Heureusement lui dis-je, c’est signe que votre traumatisme se résorbe…
- Non, vous ne comprenez pas… insista-t-il, presque énervé, …j’ai retrouvé TOUTE ma mémoire. Je me souviens de tout ce que j’ai vu, entendu, mangé, dis, touché, senti, vécu, ressenti depuis la première seconde de ma naissance. J’ai le cri que j’ai poussé ce 08 août 1962 à 23h12 encore dans la gorge. Je connais le moindre mot de toutes les pages, de tous les livres que j’ai lu. J’ai un album photo dans la tête comprenant toutes les images qui, à chaque trentième de seconde sont venues s’imprimer sur ma rétine, et ce, depuis trente trois ans. Je peux vous citer toutes les plaques minéralogiques de toutes les voitures que j’ai croisées ou même entr’aperçues…
Ses yeux reflétaient un profond désespoir, et semblaient me crier au secours, comme si moi, un petit neuropsychiatre de province, je pouvais faire quelque chose pour ce garçon dont le cerveau allait exploser.
- Mais vous vous rendez compte lui dis-je, …à côté de vous les puits de savoir, les génies font figure de débiles mentaux ! Il vous faut exploiter cette fabuleuse mémoire, et, en tant qu’universitaire, faire profiter le monde de vos nouvelles capacités…
J’essayais de lui redonner un semblant d’espoir, visiblement sans trop de résultats. Nous parlâmes longuement lors de cette première séance, lui, à grand renfort d’exemples de ces fabuleuses capacités tous aussi stupéfiants les uns que les autres.
Nous prîmes l’engagement de nous voir périodiquement afin d’essayer, pour lui, de canaliser cette trop encombrante base de données et de vivre avec ce monumental passé perpétuellement à l’esprit.
Nos rendez-vous hebdomadaires se prolongèrent sur près de quatre mois. Il récupérait physiquement à une vitesse incroyable, et pu, dès la fin du premier mois, rentrer chez lui. Il se déplaçait encore en fauteuil, multipliant les séances de rééducation avec une rage extraordinaire. Nous décidâmes de fixer nos rencontres tous les jeudis après-midi, il devint dès lors mon principal patient, tant son cas était unique, et, c’est ainsi que je le vis, peu à peu sombrer dans ce qu’il me faut bien appeler la folie.
V
Une fois le choc psychologique de son accident exacerbé, dès les premiers rendez-vous, l’essentiel de nos échanges se cristallisait sur la gestion de sa mémoire.
Au début, il profitait effectivement de son potentiel pour réveiller son entourage des souvenirs d’enfance, des erreurs d’appréciation sur tel ou tel article, des interrogations de culture générale ou des anecdotes entendues au hasard des conversations.
Ses proches, ses collègues, ses élèves étaient, à juste titre, époustouflés par les capacités du jeune homme, mais ce petit jeu de chien savant ne l’amusa pas longtemps.
- Docteur, lorsque je marche dans la rue, je me retourne saluer un passant sur trois, en lui citant le jour et l’heure exacte où j’ai croisé son regard. Bien entendu, la plupart du temps, les gens me prennent pour un fou, et j’ai alors la désagréable sensation de m’être immiscé dans leur vie. Certains sont même allés jusqu’à m’accuser d’espionnage, de filature ou de surveillance indécente.
- Chaque fois que je fais l’amour à ma compagne, me revient en mémoire chaque seconde de mes ébats précédents avec elle, ou avec une autre, que je croyais avoir oublié. Comment trouver la paix du coeur, comment faire renaître la tendresse dans ces conditions là ? J’ai la mémoire à ce point aiguisée que les paroles des autres m’apparaissent empreintes de gâtisme tant le commun des mortels peut se répéter, oublier, puis se répéter encore.
- Moi, je n’oublie pas, je n’oublie rien, Jamais…Pire encore docteur, non seulement je me rappelle de tout, mais je sais aussi le moment exact où l’événement est apparu. Je sais aussi, et imaginez mon désespoir, le nombre exact de fois où telle parole a été prononcée, où telle voiture est apparue, tel plat mangé. Ainsi, ma femme m’a dit 7257 fois je t’aime, elle m’a embrassé 12 623 fois, c’était la 4 328ème fois hier que je mangeais des frites, et vous, vous que je connais à peine, m’avez appelé par mon prénom 287 fois, vous avez changé de stylo 7 fois, et c’est la douzième chemise que je vous connais... Comment voulez-vous que ma vie ne soit pas un amoncellement de lassitude, un bilan permanent, un perpétuel inventaire ?
- Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Vous pourriez être un légume au fin fond d’un hôpital, à peine capable d’ouvrir les yeux. C’est à vous de gérer votre mémoire, ne vous laissez pas cannibaliser par les souvenirs, essayez de vivre l’instant présent simplement. Pensez au futur, pas au passé... Vous êtes comme un informaticien à qui l’on a confié une énorme base de données, qu’il doit stocker, hiérarchiser et surtout gérer. Prenez quelques jours avec votre mémoire, mettez tout à plat, et rangez tout une bonne fois pour toute au fin fond de votre cerveau, et ne jouez plus les compteurs.
J’avais bien conscience que c’était une thérapie particulièrement lamentable, mais j’étais moi aussi un peu perdu devant l’ampleur et l’unicité du problème. Je ne pus en fait que constater, et aujourd’hui témoigner, il le fallait. Il me promit cependant de tenter de mettre son cerveau à plat, d’essayer de transférer une bonne partie de sa mémoire aux oubliettes et de penser plutôt à l’avenir.
VI
Je le revis deux semaines plus tard. Il avait maigri, ses yeux étaient encore plus vifs, mais semblait en meilleure forme. Etrangement, il avait perdu presque tous ses cheveux (comme si le bouillonnement du dedans avait décimé le foisonnement du dehors !) et je ne m’étais pas encore rendu compte à quel point sa tête était démesurément volumineuse par rapport à son corps plutôt chétif.
- Alors … lui dis-je …Avez-vous essayé de balayer un peu votre cerveau ?
Mon humour, il est vrai douteux, ne semblait plus avoir désormais d’impact sur lui. D’ailleurs, rien ne semblait plus pouvoir l’atteindre. Il était ailleurs.
- Oh oui docteur, j’ai essayé, et j’ai même réussi…
Sa voix était devenue plus grave, plus froide.
- J’ai même tout sorti, tout étalé, comme vous me l’avez recommandé. Comment appelle-t-on ça déjà en langage informatique ?... Ah oui, « lister » !... D’abord, le futile les inconnus, les paysages, les paroles, tout ce qui, a priori, ne sert à rien.., et puis le plus fondamental, ce que l’on doit théoriquement garder au plus profond de soi, les douleurs d’enfance, l’amour inassouvi, les rendez-vous manqués avec la vie, les frustrations, les fantasmes, tout y est passé…
- Et puis ? lui demandais-je impatiemment
- Et puis aujourd’hui je sais !
- Vous savez tout de votre passé, c’est ça ? dis-je naïvement.
- Oui, je sais tout de mon passé, mais pas seulement... je sais tout aussi de celui de mes proches, des autres, de chaque être humain vivant où ayant vécu sur la terre, du votre même…
Alors que j’avais juré de ne pas fumer dans mon cabinet, j’attaquais ma cinquième cigarette nerveusement
- Comment ça ? C’est impossible ! Que vous vous souveniez de toute votre propre vie c’est déjà extraordinaire, mais de celle des autres, c’est impensable !
J’avoue que j’allais de surprise en surprise avec ce garçon, mais là, ça dépassait tout ce qu’un scientifique pouvait imaginer, on naviguait en totale irrationalité.
- Comment pouvez-vous avoir acquis la mémoire de l’humanité toute entière ?
- Je n’en sais rien, c’est vous le docteur, moi je ne suis que le malade ! Mais toujours est-il que j’ai fait ce que vous m’avez dit : j’ai tout sorti, tout étalé. Et plus j’avais de souvenirs, plus j’en trouvais… Au bout d’un moment, je me suis aperçu que ce n’était plus mes propres souvenirs. C’était comme si je ne remontais plus seulement dans ma propre mémoire, celle de Philippe, mais dans la mémoire de l’être humain. Je sais tout, sur tout. Si j’étais croyant, j’en arriverais à me demander si je ne suis pas devenu Dieu…
Un long silence conclu ces paroles un peu trop empreintes de mysticisme à mon goût. Je sentis dans son regard non plus le désespoir de nos premières séances, mais une sorte de mépris. Visiblement, il n’était plus dans notre monde, mais au dessus, bien au dessus.
- Vous ne me croyez pas, n’est ce pas docteur ? Pourtant je peux vous dire que vous avez mouillé vos draps de lit jusqu’à l’âge, peu glorieux de 6 ans et demi ; que vous avez embrassé la carrière médicale poussé par votre père, un médiocre chirurgien de Bretagne qui a longtemps pratiqué l’avortement illégalement. Je peux vous dire aussi que votre femme à un cancer du sein depuis deux ans et demi, et que votre fille Clara a appris la table de multiplication, hier à l’école. Je pourrais vous parler aussi de la vie de Habib Bensoussan, restaurateur au Caire, qui traficote un peu avec les extrémistes islamiques ; de Moshe Goldmann, vieux juif émigré à New-York depuis 1943, et ayant perdu sa femme Sarah et ses deux fils David et Simon à Buchenwald ; de Yassouf M’bélé, pasteur Peul au Niger qui n’a pu vendre ses boeufs cette année, et ne pourra donc pas se racheter une troisième femme ; ou encore de l’homosexualité refoulée de Tran Van Bien, ministre des anciens combattants du Laos... Dois-je continuer docteur ?
Il avait esquissé un léger sourire, et désormais ce n’était plus moi le docteur. Je ne savais plus quoi répondre, ce garçon n’était plus humain.
VII
- Mais il y a autre chose docteur…
Aïe, qu’allait-il bien pouvoir me servir de plus
- …vous souvenez-vous de la théorie disant que chaque cellule vivante a, inscrit dans ses gènes, sa propre mort, et que donc, la vie n’est qu’un compte à rebours, plus ou moins long, programmé dès le départ ?...
- Oui, bien sur lui dis-je, enfin rassuré par quelque chose que je pouvais comprendre, il est connu que tout organisme vivant est programmé au départ pour avoir une fin biologique, irréversible à plus ou moins long terme, l’immortalité est un leurre biologique. Mais, en quoi cela vous concerne-t-il ?
- Eh bien, ça aussi, je le sais…
- Oui, vous connaissez cette théorie, c’est bien
- Non, non, vous ne m’avez toujours pas compris. Ma mémoire, ou plutôt LA Mémoire devrais-je dire a aussi la connaissance de sa propre fin. C’est-à-dire que non seulement je connais le passé de chaque être humain depuis que le singe est sorti de la forêt, mais je connais aussi l’avenir du genre humain, de tout homme vivant ou qui viendra au monde, et ce, jusqu’à la fin du genre humain. Lorsque je vous parlais de Dieu, docteur, ça n’est pas seulement une vaste bibliothèque que je vous décrivais, mais c’était, et C’EST la Connaissance Absolue, celle d’hier, d’aujourd’hui et de demain….Vous, par exemple, voulez-vous savoir l’heure et le jour où vous mourrez ? Le devenir professionnel de votre fille ou la couleur des yeux de vos descendants dans 18 générations ?
Je me tenais aux accoudoirs du fauteuil pour ne pas tomber, abasourdi, effondré, désespéré. Je ne sus quoi lui répondre. Bien évidemment je refusais d’en entendre plus, et mille hypothèses me traversaient l’esprit sur l’utilisation d’un tel pouvoir.
Il souriait désormais. J’imaginais ce qu’il pouvait apporter à la Science, la Politique, mais aussi à la Défense, ou à d’éventuels dictateurs. Ce garçon était une bombe bien plus puissante que toutes les armes jamais créées par l’homme. Il avait le passé, le présent et surtout le futur du monde entre ses mains.
- Pourquoi, après avoir découvert tout ça être venu me voir ? Pourquoi, alors qu’effectivement vous avez le pouvoir d’un Dieu, être venu le confier à un simple petit médecin ?
Il ne souriait plus
- Tout simplement parce que je ne sais pas quoi en faire. J’ai peut être le cerveau d’un dieu, j’ai toujours le corps d’un homme, et, étrangement, la seule chose que je ne sache pas, c’est mon propre devenir…
Il s’arrêta un moment, puis reprit:
- …même si l’idée de connaître le moment de ma propre échéance me paraît insupportable, je cherche et cherche encore dans ma mémoire pour trouver la réponse. Et je n’en ai pas. C’est comme si certains faits ne peuvent pas être connus. Tous, sauf celui-là ! Alors, je n’ai pas la réponse à la seule question qui mérite véritablement d’être posée… Et puis j’ai peut être le cerveau de Dieu, je n’ai que le corps de Philippe, que puis-je faire de tout ce savoir ?
Il savait peut-être effectivement tout, il en avait cependant gardé une fraîcheur et une naïveté tout à son honneur. Il ne se rendait pas compte de ce qu’il représentait.
- Ecoutez … lui dis-je, …revenez demain matin. J’aurai contacté, et essayé de convaincre de vous entendre les dirigeants de ce pays pour qu’ils vous aident (et surtout vous utilisent, pensais-je). D’ici là n’en parlez à personne, et ménagez-vous.
J’avais presque envie de le mettre dans un coffre, tant le trésor qu’il représentait me paraissait précieux.
- Voulez-vous que je vous envoie une voiture à votre domicile demain ?
Il paraissait surpris de ma proposition.
- Bien sur que non, je prendrais ma propre voiture. Vous savez docteur, je n’ai pas attendu vos conseils pour réapprendre à conduire. Donc, demain matin, 9h, ici ? 0K, j’y serai, même si je dois à nouveau m expliquer. D’ailleurs, tout à fait entre nous : je savais que vous me diriez ça !...
Je le raccompagnais à la porte, et eu l’étrange sensation de laisser partir la vie toute entière.
VIII
Bien évidemment j’annulais tous mes autres rendez-vous, et passait le reste de la journée suspendu au téléphone, à tenter de m’expliquer, tant bien que mal, auprès des autorités. Je réussis toutefois à remonter les difficiles filières qui mènent aux sphères les plus hautes de l’Etat. L’explication du cas Philippe demanda de longues heures d’entretiens, plus ou moins efficaces, mais finalement, rendez-vous fut pris pour le lendemain d’abord au Quai d’Orsay, puis à Matignon et enfin, très probablement au vu des pouvoirs de Philippe, à l’Elysée.
Le lendemain, d’épais brouillards provoquèrent de nombreux carambolages aux portes de la capitale, et, d’après le témoignage des pompiers, Philippe n’a pas vu arriver sur sa droite, la fourgonnette qui lui brisa les vertèbres cervicales.
Lorsqu’il se réveilla, après que je l’eus personnellement veillé pendant trois jours (à la grande surprise de mes confrères), je fus la première personne qu’il vit.
Il sourit bizarrement et je lui demanda:
- Comment vous sentez-vous Philippe ?
Pour toute réponse, il ouvrit légèrement la bouche, émis un borborygme incompréhensible, et un filet de bave s’écoula de la commissure de ses lèvres.
Il n’était plus avec nous, et avec lui, l’humanité toute entière venait de perdre toute trace de son avenir.
Et c’est peut-être mieux ainsi.