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...Chez Francky

Avis de tempête

Horizon   Avis de tempête

 

Le soleil chauffait à blanc les pierres de la montagne. De maigres buissons vivotaient dans ce paysage de désolation qui ne voyait l’eau que quelques trop  rares soirées de fin d’hiver. Le reste de l’année n’était que sécheresse, et vents brûlants. Un pays oublié des dieux.

Japhet n’avait qu’une dizaine d’année lorsqu’il commença à mener son troupeau de chèvres à travers les collines et les canyons. Son père, charpentier, n’avait eu d’autre choix que de le confier à Enosh, l’oncle marchand de bétail. Trop pauvre. Mauvaise lignée. Dommage pour Japhet, il aimait tant l’odeur du cèdre qui séchait, le son du rabot sur l’olivier. Il aimait caresser les veines des troncs séculaires et plonger ses mains dans la sciure fraiche. Apprendre le métier avec son père, voilà ce qu’il aurait voulu. Mais c’était déjà du passé et désormais il passait ses journées à chercher le moindre coin d’ombre dans cette plaine hostile de la Bekaa, essayant tant bien que mal de ne pas disperser son troupeau. Il savait ce qu’il lui en coûterait s’il manquait une bête au comptage du soir, l’oncle Enosh n’était un homme facile.

L’odeur du bois n’était plus qu’un lointain souvenir dans la tête du jeune homme. Mais avait-il même jamais connu autre chose qu’épineux et désert aride ? Seuls les ciels d’été, constellés d’étoiles lui offraient quelque réconfort. Lorsque le village était endormi, il lui arrivait fréquemment de s’éloigner des derniers feux et, à la fraîcheur de la nuit, il s’allongeait au milieu des pierres. Il oubliait très vite l’inconfort de ce lit improvisé pour se plonger dans les myriades de petites lumières qui tapissaient la voute noire. Certaines formaient des dessins, d’autres semblaient s’être regroupées comme des gouttes de lait ;  certaines brillaient de 1000 feux alors que pour d’autres, il lui fallait rester d’intenses minutes les yeux grands ouverts pour espérer pouvoir les deviner. Il avait pourtant trouvé un nom pour chacune d’entre elles. Parfois, Japhet ne s’endormait qu’aux premiers rougeoiements, et par deux fois il avait même été réveillé par les coups de pieds d’Enosh, furieux que les chèvres n’aient pas encore été menées au pâturage.

Ainsi passa la jeunesse de Japhet, comme une étoile filante.

Quand il fut en âge de prendre femme, il n’avait rien à offrir aux parents des quelques prétendantes. Qu’est-ce qu’un pauvre berger qui ne possède même pas son troupeau peut espérer ? Toutes les filles de bonne lignée étaient déjà promises et pas un patriarche du village n’imaginait confier sa descendance au pauvre Japhet. Ne restait qu’Adara, la fille des tribus du Sud qu’une caravane de passage avait un jour « oubliée » au village. Elle était pourtant belle Adara : de longs cheveux noirs, un regard intense, une façon de marcher telle les favorites de ces princes marchands du Levant. Dans sa langue, Adara signifiait « vierge ». Mais elle n’appartenait pas au peuple de Japhet, elle était marquée. Tolérée, supportée mais jamais adoptée. Seule la vieille Shoshannah avait accepté de la prendre avec elle. Lorsque Japhet, un soir d’audace, vint lui déclarer qu’il avait choisi Adana, la réponse ne se fit pas attendre : « prends-la, elle est à toi ! ». Aucune cérémonie, aucune réjouissance au village, les deux parias s’étaient trouvés, qu’ils aillent s’installer où ils veulent, mais si possible assez loin de la tribu ! Une vieille bergerie de pierre leur servi de toit dans les collines et l’amour naquit d’une solitude commune. Un amour qui, peu à peu, devint aussi brulant que le soleil d’été, aussi grand que les forêts de cèdre du nord, aussi vaste que les ciels étoilés de Japhet. Il apprit à Adana à regarder ces ciels, il lui conta le nom des milliers de feux qui s’y perdaient. Ensemble, ils apprirent l’espoir.

Et les années passèrent, mais sans que l’amour de Japhet et d’Adana ne donna naissance à des cris d’enfant dans les collines désertiques. C’était ainsi. Japhet, quelque part, en fut soulagé. Comment aurait-il pu expliquer à son fils, et au fils de son fils qu’ils seraient condamnés à garder des chèvres dans ce désert, maudits des hommes et des dieux ?

Un matin, une caravane de plusieurs centaines de chameaux se profila sur l’horizon. Un convoi marchand qui faisait route vers le couchant, transportant la myrrhe et l’encens du pays des hommes rouges, le sel et l’or de l’Euphrate, les épices de Mésopotamie. La caravane fit halte aux pieds même de la colline où s’étaient réfugiés  Japhet et Adana. Un spectacle comme ils n’en avaient jamais vu : des hommes de toutes couleurs, parlant des langues connues, d’autres inconnues, s’affairaient à décharger et entraver les bêtes. D’autres préparaient déjà les feux, mais tous, à la nuit tombée se retrouvèrent autour du thé, soudés dans  leur quête du voyage. Un grand homme vêtu de bleu, qui parlait un dialecte très proche de celui de Japhet, s’approcha des amants pour les inviter à partager avec eux la menthe bouillante et sucrée,  la galette de pain. Depuis combien d’années ne leur avait-on offert un minimum d’hospitalité ?

Ils se retrouvèrent au milieu des regards qui brillaient dans la nuit, écoutant les récits de ces hommes dont le pays était la route. Ils apprirent qu’au-delà du désert, au-delà des montagnes enneigées et des grandes forêts se trouvait un village de plusieurs milliers d’âmes. Tyr était son nom, et, au-delà de ce village gigantesque se trouvait une étendue d’eau dont personne n’avait jamais vu la fin, et que des hommes parcouraient pourtant dans des sortes de huttes en bois qui flottaient sur l’eau. Ils apprirent que la caravane ne s’arrêterait qu’après avoir atteint cette « mer des Philistins ». Si Adana eu du mal à croire en ces chimères, Japhet, lui, était conquis. Au plus profond de lui, quelque chose s’était réveillée. Il devait voir ça. Il devait partir. Il savait aussi qu’il n’aurait que les quelques heures avant le jour pour persuader Adana de partir avec lui.

Au matin, quand la caravane se mit en branle, les deux amants faisaient partie du convoi.

Et les jours succédèrent aux jours, aux pas des chameaux. Le désert fit place aux montagnes, les broussailles aux forêts. Marchant du lever au coucher du soleil, hommes et bêtes poursuivaient leur course vers le bout du monde. Puis un jour,  l’air se fit brumeux, moite, comme salé. D’étranges oiseaux aux cris stridents apparurent dans le ciel. La fébrilité gagna le convoi, comme si « quelque chose » approchait. Quelque chose qu’on ne peut décrire vraiment, et Japhet et Adana furent parmi les premiers à le voir. Partout sur l’horizon, un ruban bleu. Mais pas un de ces mirages qui peuplent le désert et perturbe les sens. Non, une vraie étendue d’un bleu profond, coupant le désert par le milieu s’étendant partout où se posait le regard. Alors que la plupart des hommes et des bêtes couraient désormais en direction de cette eau infinie, Japhet et Adana s’étaient figés, abasourdi. Et le petit berger du désert murmura à sa compagne « je le savais ! ». Désormais il n’aurait plus à attendre la nuit, plus à regarder au-dessus pour rêver, il lui suffirait de fixer l’horizon.

Une nouvelle vie commença. Les villages bordant la côte fourmillaient d’artisans, de commerçants, de pêcheurs… On y parlait plusieurs langues et toutes les forces de travail, toutes les bonnes volontés étaient les bienvenues, sans regard sur les couleurs de peaux, les lignées ou les appartenances tribales. Aussi Japhet et Adana n’eurent aucun mal à s’intégrer. En l’espace de quelques jours Adana avait trouvé et aménagé un foyer pour les amants et Japhet se fit embaucher comme charpentier pour la construction des bateaux. Il n’avait que de très vagues souvenirs du métier de son père, mais ses mains, elles, n’avaient rien oublié. Il devint un artisan réputé sur toute la côte.

Et les années passèrent. Merveilleuses.

Pourtant Japhet n’était pas satisfait. Bien sûr ils avaient réussite et reconnaissance, bien sûr leur couple était aussi uni que dans la misère des plaines de la Bekaa, mais Japhet construisait des navires pour les autres. Pas pour lui, pas pour eux. Il lui arrivait de plus en plus souvent de quitter le chantier pour aller sur le port. Il reconnaissait aisément les vaisseaux qu’il avait lui-même pensé et bâti, mais ce n’était pas les bateaux à quai qu’il regardait. Ceux qu’il voyait, c’était ceux qui, toutes voiles dehors, s’éloignaient vers le couchant. Ceux qui, telles ces étoiles si brillantes qu’il avait tant et tant de fois observées, n’étaient plus que des points sur la mer. Et comme ces nuits de solitude dans les collines où il attendait la pluie en regardant vers le ciel, désormais il regardait vers l’horizon.

Un soir, il confia son dessein à Adana : « Demain je commence un nouveau bateau. Il sera plus grand, plus beau et plus solide que tous ceux que j’ai faits pendant toutes ces années… » Et Adana n’eut pas à en demander plus. Elle avait compris. Compris que ce bateau était pour eux, compris qu’elle embarquerait bientôt, avec lui, compris qu’il n’était pas nécessaire de marcher pour avancer.

Quelques mois plus tard le bateau était prêt, et il était effectivement d’une rare beauté. Pas très grand, mais élancé comme une trirème phénicienne, solide comme ces galères étrusques qui croisaient au large, un magnifique vaisseau bâti pour la grande mer. Japhet embarqua des vivres, quelques outils, suffisamment d’eau douce pour des semaines, de quoi pêcher et fit monter en dernier sa compagne, sous les rires moqueurs des villageois regroupés sur le port pour la circonstance. Pourquoi quitter ainsi, du jour au lendemain, une situation stable et enviable, richesse et admiration si l’on n’était pas fou ?

Une légère brise d’Est s’était levée, le temps idéal. Japhet largua les amarres, hissa la toile de traverse et piqua vers le soleil du soir. Au bout de quelques minutes les quolibets n’étaient plus que murmures dans le lointain et le navire, toutes voiles dehors, filait vers le couchant.

 Les jours et les nuits se succédèrent au rythme des vents, de la houle qui parfois se formait, des autres voiles que les amants croisaient de loin en loin. Japhet était heureux. Il naviguait, il pêchait, il s’endormait chaque nuit avec sa compagne, bercé par le clapot, la tête dans les étoiles.  

Cependant, au bout de quelques semaines l’eau douce commença à manquer. Déjà, ils ne l’utilisaient plus que pour épancher leur soif, et il n’était pas tombé une goutte de pluie depuis de trop longs jours. Avoir fait tout ce chemin pour être revenu dans le désert originel ! Japhet en vint presque à prier qu’il pleuve enfin, lui qui pourtant, n’avait jamais fréquenté ces groupes qui implorent d’hypothétiques êtres supérieurs.

Une nuit, endormi à la barre de son navire, il fut sorti de son sommeil par d’étranges cris, comme ceux d’animaux légendaires dont on parlait dans les tavernes du port. Il réveilla à son tour Adana afin qu’elle puisse, elle aussi, voir ce vaisseau gigantesque qui brillait sous la lune. Il était plus grand que tous les bateaux qu’ils avaient jamais vu, plus grand que le village et même plus grand que la colline où Japhet avait passé sa jeunesse. C’était pourtant bien un bateau, mais si grand qu’il aurait fallu des heures pour l’arpenter de la poupe à la proue. Combien de forêts de chênes géants avaient dû être nécessaire pour bâtir un tel monument ? Combien de maîtres charpentiers avaient donné de leur vie pour une telle prouesse ? Mais déjà le navire s’éloignait et, avec lui, les hurlements, rugissements et caquètements qui en émanaient. De gros nuages obscurcirent la lune et l’étrange vision disparut dans la nuit.

Quelques gouttes tombèrent sur le pont. L’odeur du cèdre se répandit. Et la pluie arriva.

Japhet sourit. Il se rassit à la barre, rentra un peu la tête dans les épaules. Maintenant, il savait.

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