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Franc-tireur

AH  FRANC-TIREUR

Le coude ancré dans la terre, la main sur la culasse, l’œil dans le viseur, Yann attendait déjà depuis l’aube. Totalement immobile.

Avril 1916, l’hiver n’en finissait pas de ne pas finir et le givre comme chaque matin recouvrait encore le champ de bataille, les sacs de sable, les tranchées, les trous d’obus, les carcasses, les cadavres. Plus personne, d’un côté comme de l’autre ne se risquait à aller chercher les corps abandonnés à la terre au-delà des barbelés. De toute façon, les quelques rares gisants encore entiers finiraient pulvérisés par la prochaine salve.

Yann était de la tranchée 28.

Le numéro donné par les officiers de l’arrière ne correspondait pas au nombre de poilus tombés sous les balles des boches. 2 800 aurait été plus judicieux.

Le jeune tireur d’élite était un des derniers de sa Compagnie. Léon, le petit sergent de Paris avait eu le crâne emporté par une roquette dès le premier jour. Puis ce fut le tour de Jean, Albert, Maurice, Fernand, Lucien, Charles, et tous les autres dont il avait oublié le prénom ou refusé de s’en souvenir. Jules, le palefrenier d’Auvergne, avait eu plus de chance : les deux jambes sectionnées net par la mitrailleuse. Il vivrait.

Yann resserra son Lebel à lunette APX contre son épaule, transi par le froid. Le doigt sur la gâchette il attendait sa prochaine cible.

Il était traqueur de pétroleur. Ces salauds de Fritz avaient inventé le lance-flamme et les pétroleurs « dératisaient » les tranchées de la Meuse. Un réservoir à pétrole de 15 ou 20 litres, un simple tuyau d’arrosage en cuivre à la main, une étincelle. Qu’à cela ne tienne les français avaient créé la troupe des traqueurs, des tireurs d’élite capable d’atteindre leur objectif à plus de 800 m. Largement suffisant pour faire un carton dans la tranchée adverse. Quand la balle de 8 mn atteignait le réservoir de pétrole dans le dos du boche, ça faisait un joli feu d’artifice. L’arroseur arrosé en quelque sorte.

Sa baïonnette ne lui servait qu’à tailler des encoches dans la crosse de son fusil à longue portée. Une entaille par allemand. Il n’aurait bientôt plus de place.

Yann Kermalec avait été repéré dès 1914 par les officiers instructeurs pour son calme extrême et sa capacité à mettre dans le mille dès qu’on lui confiait une arme à feu. Pourtant ce n’était qu’un modeste fils de pêcheur de la baie de Saint-Malo. S’il n’y avait eu la guerre, il aurait été pêcheur lui aussi, mais pas pour faire de la sardine dans la Manche. Non, il rêvait de traquer la morue là-haut, sur les grands bancs de Terre-Neuve. Il était prêt à affronter le froid et les tempêtes, les journées de vingt heures, les doigts meurtris par la glace pour faire partie de ces terre-neuvas qui échouaient deux fois l’an dans les bistrots du port. S’il n’y avait eu la guerre.

Oui mais voilà l’archiduc François-Ferdinand avait pris une vilaine balle dans la gorge deux ans plus tôt à Sarajevo et l’Allemagne avait une revanche à prendre sur son ennemie de toujours. Alors les journées de vingt heures et les doigts engourdis par le froid, Yann les avait désormais, mais dans une mer de sang, une tempête de violence déferlant sur l’Europe.

Il vérifia une nouvelle fois que son chargeur de 8 cartouches était bien engagé. La culasse armée.

Comme tous les autres, ceux encore vivants et ceux déjà morts, il était parti le cœur vaillant dès l’annonce de la mobilisation générale. L’affaire de quelques jours, quelques semaines tout au plus. On allait encore filer une trempe aux boches et revenir triomphant en pays normand, non sans être passé par la ville lumière pour voir enfin cette fameuse tour de Monsieur Effel. Plus de vingt ans qu’elle s’élevait dans le ciel de la capitale, mais bien peu avaient fait le voyage depuis l’arrière-pays breton.

De Paris il n’entrevit que les quais bondés de la gare du Nord le temps de changer de train. Celui pour le front de l’est avec les milliers d’anonymes qui, comme lui, convergeaient de la France entière. L’été 1914 avait été exceptionnel de douceur et de nonchalance. Pour Yann, le merveilleux souvenir du parfum de Marie le soir de la Saint-Jean était encore bien présent quand il sentit pour la première fois l’odeur âcre de la guerre.

De sa main gauche il caressa légèrement le bois de son Lebel. Une habitude. Presque une forme de tendresse pour son arme.

Verdun. Pourquoi le sang et le métal ont-ils la même odeur ? Pourquoi l’automne embrumait-il déjà les coteaux de la Meuse ? Pourquoi Yann, instinctivement, avait-il senti que ça ne se passerait pas du tout comme il l’avait espéré ?

Les jours devinrent des mois. La trempe devint boucherie. Le froid mordant s’installa et pas seulement dans les bois ravagés, les villages engloutis par la poudre et la peur. Le froid pénétra au plus profond de chaque corps, de chaque cœur.

Ainsi donc il était possible de dormir dans la boue, sous les bruits des bombes et même sous l’odeur pestilentielle des cadavres. Dormir ne serait-ce qu’une heure, une minute, un instant volé au carnage, à l’indicible. Mieux valait dormir quand le cauchemar avait pris la place de l’éveil. Yann, lui aussi, l’apprit.

Bien pratique ces gants qu’il avait récupéré sur le cadavre d’un Schleu. Deux coups de ciseaux dans la laine à hauteur de la première phalange du pouce et de l’index droits et le tour est joué. Les mains restaient au chaud, le pouce mobile pour ajuster la mire, l’index précis pour donner la mort.

Presque dix-huit mois s’étaient écoulés depuis son arrivée sur les champs de bataille de la Meuse. Logiquement il aurait du être mort ou estropié depuis bien longtemps. Sa survie il la devait non pas à sa gueule d’amour, mais bien au Capitaine de Montmorin qui, dès les premiers exercices imposés aux bleus avait su repérer les extraordinaires capacités de tueur à distance du jeune homme.

Tu seras traqueur lui avait-on dit. On lui mit un Lebel à canon rallongé entre les mains, une arme pas pour détruire, juste pour tuer. Proprement. Une balle, un boche. Ils étaient très peu comme lui. Une vingtaine de solitaires lâchés au milieu de ceux qui n’étaient là que pour forcer les allemands à dépenser leurs munitions.

Presque sans ordre, les traqueurs choisissaient leurs positions ou étaient appelés dans telle ou telle tranchée pour déloger un mitrailleur ou un pétroleur. Yann s’était fait une spécialité des pétroleurs. Mais il cueillait également tout ce qui pouvait porter un uniforme allemand à moins de mille mètre, au gré de ses choix, de ses positions, presque de ses envies. Il avait acquis la réputation de ne jamais manquer sa cible et, à lui seul, avait probablement fait plus de ravage dans les rangs de l’ennemi que les tirs hasardeux des canons de 105.

Allongé sous la bâche qui lui servait de planque, en position du tireur couché, il n’avait pas bougé depuis deux bonnes heures. Un léger fourmillement s’installa dans son pied gauche.

Mais il en avait vu d’autres depuis dix-huit mois. Son record était de sept heures sans bouger. Il s’en souvenait encore. En juin 1915, des espions alsaciens avaient prévenu le commandement qu’un Général d’infanterie allemand devait venir au front pour stimuler les troupes. Yann avait dégoté un angle parfait la veille au soir, s’était tapi, et dès l’aube, avait pris position. Comme toujours un tir. Une chance. Une seule. Mais le Général ne vint pas. Sept heures en première ligne et pas un seul coup de feu. Probablement un record aussi dans cette guerre où l’on ne comptait plus le nombre de sourds.

D’un geste lent il réajusta d’un degré la mire de sa lunette APX. Pas de vent, distance 600m, temps clair, conditions idéales.

Dix-huit mois qu’il voyait le monde à travers sa lunette. Oubliés les bars de Saint-Malo, oubliés les yeux de Marie, oublié l’espoir d’être un jour premier maître sur un grand vapeur. Si cette guerre finissait un jour il ne verrait plus le monde désormais qu’à travers sa lunette. S’il en réchappait, s’il ne devenait pas fou, s’il restait entier, s’il revenait un jour au pays, si, si… Mais quel chalutier serait prêt à embarquer un tueur ? Quelle femme s’amouracherait d’un traqueur ?

Ça bougeait du côté allemand. Yann appuya son œil sur le viseur. Grossissement 3.

Bien suffisant pour être aux premières loges. Au milieu de la croix il distinguait clairement, dépassant des barricades de bois et de terre, d’abord un casque à gauche, puis un autre, une baïonnette, puis, sur la droite, un képi. Aucun doute, il s’agissait bien d’un gradé, un caporal.

A son tableau de chasse il avait de nombreux pétroleurs, mais aussi de simples Oberschützes, des adjudants et même un sergent. Pas de haut gradé bien évidemment, aucun risque que ceux-là se retrouvent à moins de 10 km d’un fusil adverse.

Ce serait son premier Caporal.

Le doigt se tendit sur la gâchette. Comme il le faisait depuis si longtemps : quelques secondes avant d’appuyer Yann stoppait sa respiration. Son cœur aussi, probablement. Technique bien connue des tireurs d’élite : éviter même le mouvement cardiaque.

Cinq centimètres au-dessous de la pointe du calot. Pleine tête. Un coup, un seul essai. Une telle chance ne se représenterait pas de sitôt et peut-être que ce nouveau fait d’arme lui apporterait enfin cette permission dont il rêvait depuis si longtemps. Au petit matin, revoir le retour des bateaux dans le port de Saint-Malo.

La déflagration retentit fort et loin. A 700 m par seconde la balle était chez l’ennemi en un clignement de paupière.

Le caporal allemand avait senti le souffle des 8 millimètres d’acier. Treize gramme de mort qui passèrent à moins d’un centimètre de son front. Il baissa la tête, instinctivement, conscient de sa chance inouïe.

Il était simple estafette, chargé de porter les ordres au bataillon.

Dès 1914, ce fils d’autrichien s’était porté volontaire, affecté au Premier Bataillon du Deuxième régiment d'infanterie de l'armée bavaroise. Un simple soldat venu grossir les rangs des futurs inconnus du champ d’honneur. Mais pas ce jour d’avril 1916.

A la bataille d’Ypres, déjà, des 3 600 hommes de son régiment seuls quelques centaines survécurent. Il en sorti sans une égratignure. Il avait décidément beaucoup de chance. Pas très apprécié par ses frères d’armes, il n’avait rien d’un héros. Juste beaucoup de chance.

Il s’appelait Adolf Hitler.

La balle de Yann alla finir sa course dans le bois d’un vieux tronc calciné.

Elle fera 65 millions de morts.

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