Icare
I
ICARE
Pour une fois, le concours Lépine ne récompensait pas un tire-bouchon pneumatique, un vélo-rameur à décompression systémique ou une brosse à dent électrique avec auto-alimentation en dentifrice. Non, le Grand prix de cette année était une invention qui allait probablement changer la face du monde.
Le lauréat était grand, très grand. Il dépassait allègrement les deux mètres et sa chevelure blonde, hirsute, sur son visage parfaitement lisse lui donnait l’air d’un jeune phare. Personne ne savait d’où il venait, il s’était inscrit au concours juste avant la date limite des dossiers, et était resté très discret jusqu’à la remise des trophées. Certains disaient que c’était un extraterrestre, et il est vrai que son allure quasi surnaturelle tranchait sur celle des inventeurs habituels qui squattaient le concours.
Même son nom paraissait improbable Axel Heinz. Sa fiche de présentation lui donnait l’âge de 32 ans, il en paraissait 18 ; la nationalité turque, il semblait sorti d’un fjord norvégien ; et un doctorat de lettres classiques alors qu’il parlait français avec un accent sorti des Carpates. Le type incroyable.
Mais, plus incroyable encore était son invention. Ce grand bonhomme avait tout simplement réussi à trouver la formule pour voler.
Pas voler avec un appareil fixé dans le dos, comme les cosmonautes, ou du vol libre comme les fous qui sautent des avions, non, non, il avait inventé une potion, à base de « plantes naturelles », disait-il, qui, une fois ingérée rendait l’homme si léger qu’il pouvait décoller sur une simple pression des pieds, et se faufiler dans la troisième dimension sans que la pesanteur le rappelle à sa triste condition d’homme.
Non seulement son invention allait révolutionner le monde, mais en plus elle était belle : le rêve d’Icare enfin réalisé.
II
Jamais résultat de concours n’avait été autant salué de part le monde. Bien évidemment il obtint la même année, grâce à sa découverte, le prix Nobel de physique, de chimie, et de médecine, personne n’ayant été capable d’expliquer l’origine physiologique de sa découverte. Il fut élu homme de l’année par tous les magazines, reçu la légion d’honneur française, la médaille du Congrès américain, fut promu Lord en Grande Bretagne, élevé au rang de Juste par Israël, et reçu même le prix Nobel de la Paix alors que son invention n’avait pas grand chose à voir avec la guerre !
Ce n’était plus une invention française, c’était une révolution mondiale ! A partir du moment où l’homme pouvait voler toute la civilisation des transports, de l’habitat, des voyages et des loisirs était à refaire, à repenser. Une autre dimension à conquérir. Depuis deux millions d’années, l’homme pensait, vivait, créait horizontalement. Désormais, il pourrait évoluer aussi verticalement. L’homme allait être Dieu, débarrassé de son poids, de sa matérialité terrestre.
Axel, lui, semblait considérer son invention comme banale. Bien qu’il eut droit à toutes les couvertures de journaux, à toutes les Unes, tous les regards, il restait simple, discret, presque effacé.
Bien évidemment, la plupart des grands groupes pétrochimiques lui avaient fait un pont d’or pour racheter son invention (même si, pour certains, c’était pour mieux la jeter aux oubliettes), mais jamais il n’avait cédé. Un pays africain lui avait même proposé la magistrature suprême contre l’exclusivité du développement de la potion, proposition qu’il avait aussitôt refusée.
Un conseil scientifique comprenant les plus grosses pointures mondiales de la science, de la médecine, de la chimie et même de la psychologie avait été mandaté par l’ONU pour étudier la découverture qu’on appelait désormais la « potion Axel ». Il avait très généreusement accepté d’en fournir un échantillon aux autorités internationales pour analyse.
Après maintes recherches, on avait réussi à isoler plus de 98% des composants de la formule, basé effectivement sur des extraits de plantes, mais toutefois, aucune des multiples analyses n’avait pu déterminer l’origine d’un dernier élément. Axel refusa catégoriquement d’en fournir la provenance, et le monde entier s’interrogea sur ces fameux 2% d’inconnu...
De ce fait, lui seul pouvait préparer et fabriquer la potion, les quelques rares copies que l’on trouva sur le marché ne réussissant qu’à rendre les testeurs malades.
III
Cependant, le conseil scientifique international décréta, un peu déçu, et surtout en raison des pressions exercées par les différents gouvernements, que la potion Axel n’était pas dangereuse, que son effet était temporel (après étude 4 heures de vol environ pour un demi verre ingéré par voie orale), et donc libre d’utilisation.
Lorsque la nouvelle tomba dans les différentes agences de presse, ce furent près de 3 milliards d’humains qui demandèrent à tester la potion, certains, parmi les plus riches étant prêt à tout vendre pour pouvoir voler.
Axel Heinz n’en fut pas pour autant débordé, et semblait s’être déjà constitué un stock important pouvant répondre à la demande planétaire. Personne ne sut d’où lui venait ses sources, qui fabriquait, ni quelle entreprise était capable de gérer une telle production.
Cependant, personne ne s’en soucia longtemps, tant le plaisir de voler était grand, et le prix de la potion dérisoire : le litre était vendu pour un dollar américain, soit prêt de 400 heures de vol pour à peine un euro ! Les industriels crièrent au scandale, à la mort du commerce, à l’hérésie.
Pour seule réponse Axel affirma que les produits de base de la potion étaient courants et sans grande valeur. Aussi, chacun de part le monde pu s’adonner à moindre coût aux joies de l’extraction terrestre.
Au cours des semaines qui suivirent, ce fut la razzia sur les bouteilles de potion. Partout dans le monde des distributeurs assurèrent la fourniture des précieux flacons et bientôt, la terre entière fut submergée de potion Axel. Elle était devenue l’achat premier devant n’importe quel autre produit de consommation.
Des stations services vendaient exclusivement de la potion Axel devant lesquelles l’homme de la rue faisait la queue pour devenir l’homme de l’air. Désormais, les gens pouvaient se déplacer en volant, jouer dans les airs ou aller visiter « d’en haut » leur ancienne petite vie « d’en bas ». Ils voyaient dorénavant leur maison, leur jardin, leur bureau sous un angle vertical ce qui changea complètement la vision du monde, et tout ça pour quelques roupies, quelques dragmes ou quelques dollars.
Bien évidemment au cours des jours suivants toutes les actions des sociétés qui, de près ou de loin étaient liées au transport s’effondrèrent. Dans les airs seuls subsistaient les transports de marchandise et le fret, et sur terre peu de fabricants de voiture survécurent à la révolution Axel.
Quelques avions parcouraient encore les longues distances mais paraissaient désormais bien désuets et archaïques. Il fallut établir rapidement une réglementation très stricte des lois aériennes tant régnait l’anarchie dans les airs : plus de limites, plus de frontières. Quelques rares écologistes protecteurs des oiseaux et autres animaux volants tentèrent même de faire interdire le vol privé et exigèrent la destruction de la potion Axel mais sans grand succès.
De nouveaux sports apparurent, compétitions de nages aériennes, records de vitesse au vent, expéditions aux limites de la stratosphère...
Bien évidemment on continuait à vivre et à travailler au niveau du sol, mais toute la société mondiale s’organisait désormais autour de la troisième dimension. Les night clubs devinrent des sortes de serres volumiques transparentes où une nouvelle musique baptisée techno-flight enivrait les danseurs volants.
IV
Le singe mis quelques milliers d’années à apprendre à marcher pour devenir homme. L’homme mis quelques jours à devenir volant. L’homo erectus devint l’homo volarus. A part quelques trop vieux incapables d’admettre la nouveauté et quelques trop jeunes encore hésitants, le monde entier se déplaçait désormais avec en permanence une petite bouteille de potion Axel et une sorte de ventilateur portable fixé à la ceinture afin de se mouvoir dans l’air sans effort.
Le soir, devant la télévision, chacun attendait avec impatience le bulletin météorologique afin de connaître l’état du vent du lendemain. Les jours de tempête étaient jours morts sauf pour quelques casse-cous avides de sensations fortes. D’ailleurs, il était fréquent que l’on retrouve certains intrépides à plus de 100 km de leur point de décollage, groggys et parfois même mort d’épuisement. La gestion de la troisième dimension n’alla pas sans quelques problèmes. Un service de secours aérien international d’urgence, qu’on baptisa « les ailes bleues » fut constitué pour intervenir dans les zones de crises, régler les problèmes de litiges frontaliers ou tenter de s’interposer à l’anarchie aérienne ambiante. Bien entendu apparurent simultanément des troupes de combats aériennes spécialisées dans la guérilla volante, avec parades et tenues de combat couleur ciel adaptées aux conditions atmosphériques.
Il n’y avait plus de limites politiques et administratives “vers le haut” et certains pays tentèrent même d’entourer leurs frontières terrestres d’immenses filets aériens, sortes de lignes Maginot sans grande utilité.
Une grande part de l’industrie se recycla dans la mode du vol, depuis les fabricants de chaussures qui proposaient désormais un assortiment de palmes de vol, jusqu’aux maîtres de prêt-à-porter imaginant des vêtements aériens grandes capes bouffantes fixées aux chevilles permettant de se laisser bercer au gré des brises ou combinaisons saillantes et enduites de graisse pour les éternels pressés...
Dès le plus jeune âge on apprenait d’abord à l’enfant à voler, puis, accessoirement à marcher. Les week-ends étaient consacrés aux promenades en famille au dessus des champs ensoleillés afin de profiter des courants ascendants. Au début on tenta d’acclimater chiens et chats à l’espace aérien sans grand succès, aussi très vite, la mode vint aux animaux de compagnie volants, toutes sortes d’oiseaux et même parfois chauves-souris.
Il fallu dès lors tenter de contrôler les abus. Apparu le suicide “par le haut”, le désespéré prenant une surdose de potion Axel et se laissant dériver dans l’espace jusqu’en sortie d’atmosphère. Le désespéré mourrait d’asphyxie et de froid, mais la tête dans les étoiles. Hélas le nombre de cadavres en orbite autour de la terre ne cessait d’augmenter et il fallu interdire cette forme de suicide pour ne plus gêner les satellites. Parallèlement la mode du suicide “par le bas” se développa également, le candidat au vol final absorbait une très faible dose de potion, s’élevait le plus possible et attendait simplement que la pesanteur veuille bien reprendre ses droits. On choisissait alors les plus beaux sites aériens pour son ultime voyage et certaines régions devinrent de véritables suicidromes. Ainsi, à l’entrée du Parc National du Colorado on pouvait lire cette mise en garde: “Attention aux chutes de suicidés !“
Cependant, dans l’ensemble, le monde intégra parfaitement la troisième dimension dans la vie ordinaire, et le vol fut pratiqué quotidiennement pour rejoindre son travail, les week-ends en famille et surtout pendant les congés. On choisissait désormais sa villégiature d’été en fonction des possibilités de vol et de la vue aérienne du site. Les clubs de vacances bâtirent alors la société des loisirs de la troisième dimension.
Seules certaines religions osèrent encore crier à l’imposture. Le pape édicta une bulle où il menaçait d’excommunication tout pratiquant de vol sous prétexte que Dieu avait fait l’homme terrestre et qu il devait le rester. C’était empiéter sur le territoire des anges. Au contraire, pour la plupart des croyants, voler c’était être un peu « plus près de Dieu ».
V
Axel Heinz était maintenant à la tête d’une société multinationale fournissant quotidiennement des milliers d’hectolitres de potion aux trois quarts de la planète. Il ne paraissait pas plus riche pour autant et continuait à se faire très discret, refusant toujours de livrer ses secrets de fabrication.
La seule chose qu’on savait était que l’unique usine de production et de distribution était implantée aux Etats Unis, quelque part au fin fond du Montana, et qu’elle employait à peine une vingtaine de personnes, toutes d’origines inconnues, logées dans l’usine et ne sortant jamais.
Les rares journalistes ayant pu approcher l’inventeur ne purent obtenir que des informations disparates et insignifiantes : le nombre de litres fabriqué, la répartition de la demande mondiale. Mais rien sur l’origine de la potion, rien sur la vie privée de son inventeur alors qu’il était sous les feux des médias de la moitié de la planète.
Les rares ouvriers que l’on aperçu dans l’usine entièrement camouflée semblaient bâtis sur le même moule qu’Axel : grands, blonds et discutant entre eux dans une langue totalement incompréhensible.
Certains accusèrent Axel d’avoir créé une secte autour de lui, mais aucun dirigeant n’eut le courage de mettre un frein à la production d’Axel tant la dépendance des humains vis à vis du vol était désormais évidente.
Il y eu même un véritable culte d’Axel qui s’instaura spontanément tant l’aura de l’inventeur était grande. On le dit « nouveau messie », « libérateur de l’homme » et quelques mystiques inventèrent, danses volantes et cérémonies plus ou moins religieuses en l’honneur du Dieu Axel.
Bien qu’il n’en fut absolument pas responsable directement, il suscita la jalousie et la méfiance et bon nombre de services secrets des grandes puissantes se mirent sur la piste d’Axel Heinz. Sans grand succès. On découvrit juste quelques indices sur son enfance passée en partie en Turquie, mais tous les papiers, souvenirs et traces du passé d’Axel avaient mystérieusement disparus dans un incendie à Istanbul, qui, parait-il avait décimé sa seule famille, lui seul ayant survécu.
Les commentaires se déchaînèrent dans les journaux à scandale, depuis des hypothèses sur l’appartenance d’Axel à un groupuscule anarchiste, en passant par la réincarnation d’un ange venu sur terre apprendre aux hommes à voler...
Mais sa découverte étant devenue tellement indispensable, personne ne chercha vraiment à déplaire ou à effrayer Axel de peur que le robinet de potion ne se tarisse. Au bout de quelques mois, plus personne ne songea à en apprendre d’avantage sur Axel et chacun vivait désormais le grand bonheur du vol quotidien, débarrassé des ennuis terre-à-terre de l’horizontalité.
VI
Au bout d’un an, jour pour jour après la proclamation aux yeux du monde de ce qui allait devenir la nouvelle base de la société planétaire, ce fut Axel lui même qui proposa de fêter ce premier anniversaire. Il fit envoyer aux quatre coins du monde un simple message dans toutes des langues où l’on pouvait lire :
POUR FETER DIGNEMENT LE PREMIER ANNIVERSAIRE DE L’INVENTION DU VOL LIBRE HUMAIN, UNE GRANDE MANIFESTATION SERA ORGANISEE DANS LE DESERT DU NEVADA AUX ETATS UNIS. NOUS DEMANDONS A TOUS LES PAYS DU MONDE D’ENVOYER UNE DELEGATION DE REPRESENTANTS LES PLUS ILLUSTRES (1000 AU MAXIMUM) AFIN DE REALISER UN VOL COLLECTIF SUR UNE CHOREGRAPHIE D’AXEL HEINZ EN PERSONNE.
RENDEZ-VOUS LE 15 DE CE MOIS SUR L’ESPLANADE D’ENVOL MISE EN PLACE A CETTE OCCASION AFIN DE MARQUER D’UNE PIERRE BLANCHE L’ENTREE DE L’HOMME DANS UNE NOUVELLE ERE.
PEUPLES DU MONDE, NOUS COMPTONS SUR VOTRE PRESENCE
Axel HEINZ
Tous les gouvernements s’empressèrent de répondre favorablement à l’invitation d’Axel, lui stipulant qu’ils ne manqueraient pas d’envoyer leurs plus beaux représentants. Dans tous les pays la préparation de la cérémonie se fît dans l’effervescence, chacun voulant que sa patrie illumine le ciel du Nevada. Certains choisirent une délégation parmi les jeunes, les sportifs ou les mannequins; d’autres optèrent pour les troupes d’élite les plus décorées, d’autres enfin préférèrent les représentants politiques et scientifiques officiels, fussent-ils à moitié grabataires.
Chacun entraîna ses participants à des exercices de vol et de déplacement dans les airs, et du même coup apparurent les premiers défilés aériens.
Lorsque le grand jour arriva enfin, des milliers de participants avaient fait le voyage, les spectateurs s’étaient massés en nombre incalculable autour de l’esplanade d’envol, toutes les télévisions du monde étaient présentes et de mémoire d’homme, on n’avait jamais vu pareille foule.
Ce furent plusieurs millions d’humains qui s’élevèrent dans les airs au moment où apparu enfin Axel Heinz. Tout de blanc vêtu il semblait flotter dans l’air, sans aucun effort et dominait la marée humaine qui tentait plus ou moins bien de se maintenir à hauteur de l’illustre inventeur. La masse des corps en suspension était parcourue d’ondes et de frémissements, un peu comme ces vols d’étourneaux qui semblent ne pas savoir dans quelle direction voler.
Cette fois, il avait vraiment l’air d’un ange et le monde entier attendait son discours.
Il leva les bras au ciel et le brouhaha des hommes s’arrêta instantanément, suspendu à ses moindres gestes.
Son regard bleu et froid avait fait place à un regard méprisant, et d’un signe de sa main apparurent une cinquantaine d’engins volants, à peine plus grands qu’une voiture, entourant la foule. Personne jusqu’à présent ne les avait remarqué tant la fascination pour Axel était grande.
C’était de drôles d’engins, sortes de soucoupes volantes sorties tout droit des séries Z des années 50, qui brillaient de mille feux de part et d’autre de la marée humaine. On pouvait y distinguer un semblant de cockpit derrière lequel un être blafard, bâti sur le même moule qu’Axel attendait aux commandes.
Le plus remarquable sur ces vaisseaux étaient les rostres et les pics qui parcouraient l’ensemble de la carlingue. A l’avant une pointe d’au moins 10 m se terminait par des barbules aiguisées. Sur les flancs, des sortes de lames effilées faisaient semblait-il office d’ailes. Dessous apparaissait une forme de réacteur jusqu’alors inconnue.
Ils étaient là, suspendus en l’air, sans un bruit, sans le moindre mouvement, attendant un ordre.
Axel, désormais bien au dessus de la mêlée, referma ses bras en croix et d’une voix gutturale, presque insupportable s’écria :
« Guerriers d’Altaïr, je déclare ouvert le premier concours de chasse aérienne à l’homme ! »
Les bruits des réacteurs des engins couvrirent à peine les hurlements de la foule déchiquetée par les attaques des vaisseaux de mort...
Ainsi débuta le premier conflit intergalactique entre la Terre et la planète Altaïr.
Cette guerre devait ramener l’homme à son triste sort de terrien, abandonnant pour longtemps, le doux rêve d’Icare.