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...Chez Francky

La fuite

fuite   La Fuite

I

J’m’appelle Raymond, mais tout le monde dans le village m’appelle Boubou, rapport à mon boulot, j’suis le boulanger. Avec Simone, ma femme, on tient la Boulangerie du village depuis 25 ans maintenant, alors vous pensez, on connaît tout l’monde ici. C’est une grande famille, on en a vu naître et mourir plus d’un dans le bourg”.

J’vous dis ça, parce que le p’tit monsieur on le connaissait bien. Tous les jours y venait chercher son pain de deux, pas trop cuit, et tous les jours depuis, oh, bien 10 ans y venait nous raconter ses p’tits soucis. Excusez, mais je cause, je cause, et y’a le boulot qui m’attend. Mais demandez donc à ma femme, elle le connaissait bien aussi le p’tit monsieur”

“Simone ! Viens donc voir un peu par ici, y’a un gars de la ville qui veut des renseignements sur M’sieur Pujol!”

 

Elle était l’exacte réplique au féminin de son mari. La soixantaine taillée dans du granite, le tablier blanc, le regard usé par le travail. Elle devait bien faire dans les 110 kg et sa voix vous plaquait contre le mur.

Monsieur ?“

S’essuyant approximativement sur son tablier, elle me tendit une main que je n’aurais pas aimé recevoir dans la figure.

Ah, pour sûr, on le connaît bien M’sieur Pujol”.

C’est bien simple, il est arrivé juste après les grandes inondations de 1985. Tout l’magasin foutu, alors, vous pensez si on s’en souvient.”

“Lucien je crois y s’appelait, oui, Lucien Pujol, mais pour tout le monde dans le village c’était le p’tit monsieur. Oh, il était bien gentil, et puis discret, jamais une extravagance, jamais avare d’un bonjour ou d’un merci. On l’a tout de suite adopté ici. Surtout que, d’après Madame Soizic, il a eu bien des malheurs avant d’arriver chez nous. Y paraît que sa femme l’a quitté pour partir avec un noir en Afrique. Vous vous rendez compte un noir ! Et puis surtout, y paraît que son fils s’est suicidé à 15 ans. 15 ans, c’est jeune quand même !“

 

Le boulanger était revenu à la charge et se tenait désormais à côté de sa femme. On se serait cru dans un tableau de Dubout.

Arrête donc d’embêter Monsieur avec des racontars qu’on sait même pas si c’est vrai. Mais, le fait est qu’il était pas bien gai le p’tit monsieur. Toujours en noir, toujours voûté. Et puis, son métier, l’était pas bien gai non plus. “

Huissier il était

 

II

Je savais déjà tout ça. Son appartement, ou plutôt ce qu’il en restait, avait été fouillé. Son passé aussi. Et les trop rares photos qu’on avait retrouvées de lui le décrivaient comme un éternel petit homme gris, traversant la vie en s’excusant d’y être entré sans bruit. Le seul bruit qu’il produisit fut pour son dernier jour de p’tit monsieur comme ils disent.

En fait, l’enquête apparaissait d’une banalité affligeante, et je ne voyais pas pourquoi on m’avait fait descendre tout exprès de Paris pour enquêter sur un simple suicide, fusse-t-il à la dynamite, dans un bled pourri au fin fond de la Bretagne.

Le petit monsieur en question s’appelait effectivement Lucien Pujol, 55 ans au moment des faits et avait échoué comme Huissier dans le village de Kerfontaniou au milieu des années 80 après un passé aussi obscur que douloureux à Rennes.

Sa femme s’était tirée en Afrique, et dans les archives de Ouest-France, les journalistes avaient bavé sur 4 colonnes à propos du très mystérieux suicide de son fils à l’âge de 15 ans, tenez-vous bien, par électrocution avec une télévision. Etrange comme suicide, mais personne n’avait eu envie d’en savoir un peu plus, et l’affaire avait été rapidement classée et oubliée.

Il nous racontait des trucs bizarres quand même le p’tit monsieur ” reprit le boulanger qui en avait oublié sa fournée.

Surtout depuis quelques mois” surenchérit sa femme

Enfin quelque chose d’intéressant, pensais-je. Je ne m’étais pas tapé 500 bornes sous le crachin, et préparé à affronter le beurre salé, le lait caillé et les odeurs de lisier pour écouter des ragots de

vieilles Bigouden.

Pour tout vous dire, mon bon monsieur, il est arrivé chez nous un matin pour prendre son pain, il avait l’air fatigué, affaibli et encore plus désespéré qu’à l’accoutumée. Alors ma femme, qui pourtant n’est pas du genre commère, lui a demandé pourquoi il avait donc une si petite mine”

“Oh, ça c’est sûr, moi j’écoute ce qu’on veut bien me dire, mais jamais plus, chacun chez soi et les cochons seront bien gardés...

Allez la vieille, accouche ! L’odeur des croissants chauds pur beurre commençait à me monter à la gorge.

 

III

…et puis donc je lui demande ce qui ne va pas au petit monsieur. Et là, il commence à parler comme si, depuis longtemps déjà, y cherchait quelqu’un à qui se confier. Ça, c’est un peu notre métier aussi, écouter les gens, c’est normal...”

Depuis quelques jours je dors très mal…, y me dit, …y ’a des bruits bizarres dans mon salon toutes les nuits. Au début j’ai cru que c’était le chat de la voisine qu’était encore rentré par la fenêtre, mais j’avais beau fouiller partout et vérifier les fenêtres, j’ai jamais rien trouvé. Les bruits, on aurait dit qu’ils venaient de la télé…”

Allons M’sieur Pujol, que je lui dis, vous avez encore oublié d’éteindre votre poste, vous êtes une tête en l’air voilà tout !”

Non, non, me dit-il un peu vexé, la télé était bien éteinte

 

Naturellement, moi aussi, j’ai tout de suite pensé que le Pujol avait pété les plombs. D’ailleurs il n’y avait qu’à voir l’état de son appartement pour tout de suite classer l’individu dans la catégorie des “normaux—limites—ayant—basculé—d’un coup—dans les dérangés— chroniques

 

Ah bon, moi j’insiste pas, surtout qu’on préparait le mariage du p’tit Yannick, le fils du maire. Alors, vous pensez, les insomnies de l’huissier...

Boubou reprit le contrôle : “N’empêche, les jours suivants il était de pire en pire ; il ne dormait plus disait-il, et passait ses nuits à fouiller sa maison et à chercher les bruits ! Il était tellement persuadé que quelqu’un rentrait dans sa maison qu’il passait des nuits entières à attendre, toutes lumières allumées, à tourner de long en large. Dans le quartier, ses insomnies étaient devenues le principal sujet de conversation. Même le gros Léon qui rentre tous les soirs bourré au Chouchen sur le coup de 3h du matin, y disait que les lumières étaient encore allumées chez le Pujol

 

La boulangère reprit aussitôt. Ils étaient tous deux partis pour m’assommer toute la matinée. Deux quintaux de ragots rien que pour moi. Je ne serai jamais à Paris ce soir. Saleté de boulot.

 

Un matin, il arrive tout heureux au magasin, pour nous dire qu’il avait trouvé d’où venaient les bruits. Et tenez-vous bien M’sieur le commissaire, vous savez ce qu’il nous a dit ?“

 

Je ne suis qu’inspecteur, mais on contredit jamais des témoins sur ce genre de détail, surtout quand ils vont dans le bons sens. Je serai sûrement Président de la République avant l’heure du déjeuner.

Non” répondis-je simplement, un peu las.

 

Eh ben, il nous sort comme ça que les bruits y venaient de sa télé, et que même éteinte y avait comme qui dirait des fuites directement de l’antenne ! On s’est regardé avec Raymond. Plus besoin de parler dans ces moments là vous savez. On s’est dit que Monsieur Pujol, y fallait vraiment qu’il aille voir un docteur de la ville. Y’a des spécialistes pour ça là-bas

Alors, bien sur le p’tit monsieur il a bien vu qu’on le croyait pas. Tout de suite il a voulu se justifier, vous pensez, lui que tout le monde prenait pour un brave homme.”

Si, si, je vous assure qu’il dit, y’a des fuites à l’antenne ! Au début c’était que des bruits, puis après, très vite y’a eu des couleurs qui ont coulé du câble. J’ai pas cherché à comprendre, ça faisait des saloperies partout dans mon salon. Tout était bon pour éponger, même les vieux draps brodés au nom de ma femme, la seule chose qu’elle m’ait laissée. Au matin, ils étaient tout bariolés des fuites de la nuit

Nous on écoutait on va pas accuser nos clients d’être des fous, vous pensez, c’est des clients, faut les respecter aussi

Boubou avait passé la tête à travers le rideau. A l’odeur, la fournée était foutue.

 

Moi j’ai tout de suite voulu le rassurer, le pauv’monsieur demandez donc au Gustave, c’est lui qui répare tout ce qui ne marche plus dans le village, il a de l’or dans les doigts ce gars là, il saura bien vous arrêter les fuites lui !”

 

IV

L’après midi même, on voit pas le Gustave qui débarque dans la boulangerie avec sa caisse à outils, nous racontant que même lui, il comprenait plus rien la télé fonctionnait très bien et le câble de l’antenne était parfaitement isolé. Le petit monsieur lui avait craqué dans les bras. Il pleurait comme une jeune mariée. Le Gustave, totalement impuissant lui conseilla un plombier, à tout hasard. Le Pujol il est reparti de plus belle, en larmes, il lui sort une grande caisse Et ça ? Qu’est ce que j’en fait ?“

 

Dans l’appartement on avait bien retrouvé des morceaux de carton déchiquetés par l’explosion, mais impossible de savoir ce qu’il y avait dans cette maudite caisse. Je piaffais d’impatience. J’avais faim aussi. Deux croissants avaient déjà disparus du comptoir et la boulangère gardait un oeil inquiet sur sa marchandise.

 

Là-dessus, le Gustave nous énumère tout ce qu’il y avait dans la caisse des bouts de chiffons plein de couleurs, du poil avec comme du sang séché, des douilles, des papiers, de l’herbe à moitié brulée, des bouts de ferraille, de la terre, un vrai chantier. Le p’tit Monsieur il lui dit que c’était ce qu’il avait ramassé autour de la télé depuis deux nuits. Alors le Gustave, à qui on la fait pas, il lui dit m’enfin, Monsieur Pujol, c’est pas possible, tout ça, ça peut pas sortir d’une télé ou d’un câble !“

Mais j’sais bien, qu’il lui répond, au bord de la crise de nerfs, mais vous croyez tout de même pas que j’irais ramasser des poubelles et tout balancer autour de ma télé pour faire le mariol dans le village ! Et ça ? Vous l’avez déjà vu dans une poubelle vous ?

Là dessus il lui sort un poignard tout tortillé, comme on voit dans les films de chinois, vous savez M’sieur le commissaire, comment que ça s’appelle déjà ?“

 

Un Kriss, il avait trouvé un Kriss malais, un de ces poignards sacrés qu’on ne trouve qu’en Asie du sud-est et chez certains antiquaires branchés. Pourtant dans l’appartement, nulle trace de couteau n’avait été mentionné. M’étonne pas que le p’tit monsieur se soit fait péter le caisson.

 

Enfin, toujours est-il que le Gustave y savait plus quoi faire, il lui disait qu’il fallait en parler au Maire, qu’il fallait faire venir les gendarmes, voir même aller chercher la vieille Antoinette qui savait enlever les sorts quand on avait vu l’Ankou. N’empêche que la verrue du p’tit René, elle lui avait bien enlevé, et rien qu’en soufflant dessus “.

 

V

Ca y est, on était reparti sur l’ethnologie de la Bretagne profonde. Mais c’est pas à un flic qu’on va faire croire que la télé est branchée sur le surnaturel et qu’il lui faut un bon exorciste. Mon problème à moi c’était comment boucler cette enquête par un rapport qui n’ait pas l’air d’une nouvelle de Stephan King.

 

Une heure après que le Gustave y soit sorti de chez nous tout le village était venu voir la caisse du p’tit Monsieur. Tout le monde avait son idée sur la provenance. Y’en a même qu’ont dit que c’était le Noir de sa femme qu’avait jeté un sort sur le pauv’ Pujol, vous savez, en Afrique y z’ont des marabouts et des sorciers pour tout ces trucs là. Monsieur Pujol, il était le seul à dire que tout venait de la télé que c était juste un mauvais réglage. Bien sûr il a appelé les gendarmes, mais ils n’ont même pas voulu venir, vu qu’il n’y avait ni accident ni cambriolage, ni mort d’homme. Ceux là, quand on a vraiment besoin d’eux, y sont jamais là !“

 

Elle avait oublié que j’étais presque de la même bande...

 

Voyant que personne pouvait rien pour lui, le p’tit monsieur décida de se débrouiller tout seul. il a commencé par débrancher sa télé, puis par entourer son câble d’antenne avec du scotch. il a fini par bétonner la sortie du câble. Fallait voir le chantier chez lui ! Avant hier matin, sur le coup de 6h, y’a pas mon Raymond qui le voit monté sur son toit en train de donner des grands coups de marteau dans l’antenne.

 

Vous allez vous rompre le coup à faire ça, qu‘il lui dit c’est de la folie !“

“L’autre, à moitié hystérique, tout guilleret lui dit : “Ca y est j’ai compris, c’est des ondes qui passent à travers l’antenne en fonction du programme de la télé. Quand y’a un match de foot j’ai de l’herbe dans mon salon, quand c’est le Commandant Cousteau j’ai le salon inondé. C’est bien simple, hier soir j’ai même retrouvé des poissons après Thalassa !“

“Il a fini par redescendre du toit avec ce qui restait de son antenne, et tout fier, il lui dit à mon Raymond que maintenant c’était fini, qu’il aurait enfin la paix, et qu’on ne lui parle plus de télévision !“

 

Là dessus vous connaissez la suite Monsieur le divisionnaire, avant hier soir, vers 22h on a entendu une explosion chez M’sieur Pujol et quand la police est arrivée il était pas beau à voir le pauvre homme. Y’avait des morceaux partout dans son salon. Il avait du garder des grenades de la guerre, il s’en est servi pour sa guerre à lui. C’est bien triste de finir comme ça quand on a eu une vie exemplaire.”

 

VI

Il était 12h30, il me fallait encore passer à la brigade de gendarmerie locale, voir les autres pseudo-témoins, et fouiller une dernière fois son appartement. Je ne me faisais pas trop d’illusions sur les conclusions de cette affaire. Peut être aurait-elle pu faire les choux gras d’un psychiatre, en tout cas pas d’un jeune inspecteur de Paris. Pas bon pour l’avancement tout ça ! Bien étrange tout de même cette histoire de fuite de télé. Il y a des schizophrènes avec une imagination vraiment débordante.

 

Bon, écoutez, je vous remercie pour tous ces détails, excusez pour le dérangement.”

Ils étaient de nouveau côte à côte, avec des sourires de commerçant.

Pensez donc, monsieur le Commissaire, si on peut aider la justice, c’est bien normal “.

En sortant, une question me vint instinctivement à l’esprit.

Dites, vous pouvez me dire ce qu’il y avait à la télé avant hier soir ?“

La boulangère me regarda d’un air étonné

Avant hier soir vous dites ?. . .Raymond t’as regardé le film, toi? C’était quoi déjà ?“

Attendez que je me rappelle... Ah oui, c’était ce truc avec celui qui ressemble à Rambo... Un gars balaise, avec plein de muscles, qui joue toujours dans des films de guerre... avec des robots... Oh comment qui s’appelle déjà ?“

“Terminator ?“

Oui, c’est ça :  Terminator“

“Pourquoi ?“

 

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