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...Chez Francky

Dogon

banani   Dogon

 

L’expédition serpentait sur plus de 500 m. Non pas que nous étions très nombreux, mais il y avait là des femmes et surtout des jeunes enfants. Bien trop jeunes pour une telle marche : rejoindre les falaises de Bandiagara, même pour un adulte entraîné, n’était pas une mince affaire.

Nous étions partis dès l’aube, pour profiter un peu de la fraîcheur relative, et nous avions déjà de nombreuses journées de pistes chaotiques dans les jambes et de poussière dans les yeux depuis que nous avions laissé la moiteur équatoriale du Golfe de Guinée pour remonter plein nord vers les grands déserts. 

Quel âge pouvais-je avoir ? 23, 24 ans peut-être.

Mais ça n’avait guère d’importance puisque déjà, je comptais ma vie en  kilomètres et non en mois ou en années. Cette fois c’était mon frère qui était aux commandes, alors, forcément, j’étais de l’expédition. Je marchais en tête avec le petit guide burkinabé, direction le mythique pays Dogon.

Même dans ces années quatre-vingt, bien peu de blancs avaient eu la chance de voir le pays de « ceux qui mettent leurs morts dans les murailles ». Chez nous les défunts sont dessous, bien cachés sous la terre. Pour le peuple Dogon les morts peuvent jouir d’une vue imprenable sur le désert à 150 ou 200 m au-dessus du sol, nichés dans de stupéfiants reliquaires dont certains, parait-il, ont plus de 1 000 ans. Quelques villages parsèment le pied des falaises, quelques sites accessibles à celui qui s’en donne vraiment la peine. Jamais le tourisme de masse n’accédera en ces lieux. Tant mieux.

Alors oui, c’était une  chance de marcher dans ce désert brûlant et de sentir la soif s’immiscer peu à peu dans nos gorges enflammées.

Le petit guide avait dit « pas loin, on arrive… », et les quelques gourdes emportées avaient à peine suffit à désaltérer les plus jeunes dès la première heure de marche. Or nous marchions déjà depuis trois bonnes heures.

Trois heures sans l’ombre d’une ombre.

Trois heures à s’entraîner à respirer par le nez pour éviter que la bouche ne se craquèle trop vite, que les lèvres ne saignent trop fort.

« pas loin, on arrive… »

Nous l’avons maudit plus d’une fois ce discours inlassablement répété.

Et puis une ligne brisant l’horizon, comme une fracture dans la normalité. Les falaises étaient bien là, sidérantes de verticalité dans un paysage qui ne conçoit que l’horizontal. Nous pensions le but atteint, ne restait qu’à descendre…

Mais après une  descente audacieuse dans les failles et les éboulis, il fallut bien nous rendre à l’évidence : pas de village en vue.

« Pas loin, on arrive… »

Pas question de faire demi-tour. Nouvelle heure de marche, le soleil haut dans le ciel, impitoyable. Dans le lointain, la falaise sembla changer de couleur. On distinguait quelques formes, quelques arbres malgré le sol qui vibrait sous la chaleur. Le village enfin.

De vraies ruelles, une trentaine de petites maisons de boue et de paille aux toits de palmes. Des greniers à mil surélevés et quand on levait les yeux : la falaise constellée de niches, de trous, de constructions plus ou moins effondrées. Spectacle saisissant. Bon sang, comment ont-il pu faire ça ? Aucun accès, aucune prise dans la paroi, aucune corde de rappel et pourtant des dizaines et des dizaines de petites tombes de pisé littéralement accrochées à la falaise. Pierre sur pierre, mais pas seulement.

Pas de squelettes ou de crânes apparents bien sûr, et pourtant l’étrange sensation que ces constructions n’étaient pas que calcaire : comme si la mort habitait ici, et que nous étions sous son toit…

Mais le village n’était pas vide, et, comme partout en Afrique Noire le premier accueil vint des enfants qui se précipitèrent et nous abordèrent joyeusement, s’amusant de notre blanc de peau, s’étonnant des cheveux blonds de nos filles.

Certains d’entre nous avaient bien évidemment déjà sorti les appareils photos, mitraillant à tout va, oubliant la soif. Un vieux décharné se présenta, peut-être le chef, peut-être un sage. Son air sévère effaça brutalement les sourires et les rires des enfants. Moitié en français, moitié dans sa langue, il nous fit comprendre que nous ne devions pas faire des photos des murailles.

« C’est le pays des morts… pas voler image… »

Chaque niche encastrée dans la falaise était une sépulture. Magnifique, mais sacrée.

Les appareils retournèrent dans les housses et les poches. Le regard et la voix de l’ancien m’avaient glacé le sang, comme s’il s’était adressé uniquement à moi.

Devant notre soumission, le vieux se décontracta et très vite, l’hospitalité africaine repris le dessus. D’autres villageois se joignirent à l’attroupement et apportèrent de l’eau, quelques fruits. Certains, dans notre groupe, trop assoiffés se précipitèrent vers les calebasses. D’un regard, mon frère me fit comprendre qu’il valait mieux « éviter ». On pouvait se débarrasser de la soif assez facilement, de la bilharziose c’était nettement plus difficile !

Pourtant, après plus de quatre heures sans la moindre goutte, j’aurais volontiers épanché ma soif grandissante…

Entre temps quelques appareils photos étaient à nouveau entrés en action, l’image était trop belle, l’occasion trop bonne.

Cette fois le vieux entra dans une vraie fureur. On ne joue pas avec le sacré des ancêtres en Afrique ! Les regards se firent haineux et l’ancien, gesticulant et vociférant nous fit bien comprendre que cette fois nous avions brisé l’interdit. Quelques bâtons apparurent dans les mains des hommes, des pierres dans celles des enfants. Nous devions très rapidement repartir d’où nous étions venus au risque d’y laisser, au mieux, nos appareils photos. Le petit guide me tira par la manche :

« pas bon patron, pas bon, partir vite… »

Nous reprîmes le sentier, au pas de course malgré la fatigue, les plus petits dans les bras afin d’accélérer la fuite, car il s’agissait bien d’une fuite. Un dernier regard en arrière me fit à nouveau croiser les yeux du vieux qui se tenait à la lisière du village, appuyé sur un grand bâton. Un frisson me parcouru l’échine. Il faisait certainement plus de quarante degrés et j’avais froid !

Puis à nouveau le soleil brûlant, à nouveau la chaleur insupportable, la soif.

La colonne se traînait, le village était déjà oublié, chacun pensait désormais aux heures de marche qu’il fallait aligner pour retrouver l’eau salvatrice. Nous maudissions tous l’enfant guide et son « pas loin, on arrive »,  inquiets devant le risque réel de déshydratation des plus jeunes.

J’étais le seul sans enfant dans le groupe, j’avais la fougue, la force… et la bêtise aussi de mes vingt ans. Je décidais de partir en « éclaireur » chercher de l’eau aux véhicules. Avec une bonne foulée, je pouvais gagner une heure ou deux et revenir avec un bidon de secours.

Les clés de la voiture en poche, j’entamais l’ascension des falaises, profitant des premières ombres. Je n’avais pas bu une goutte depuis bientôt 6 ou 7 heures et les premiers signes de la vraie soif commencèrent à se faire sentir : il devint plus difficile de déglutir, une pâte blanchâtre se forma sur ma langue et mes lèvres tuméfiées.

Arrivé en haut des falaises, je ne vis qu’une plaine désertique à perte de vue. Un sentier sur la gauche, un autre sur la droite. J’essayais de me remémorer le parcours de l’aller et j’optais pour la droite, persuadé que mon sens de l’orientation était fiable. Le soleil commençait enfin à décliner sur l’horizon, mais ce fût au tour des pierres brûlantes de restituer la chaleur. Petite idée de l’enfer probablement. Plus je marchais et plus je prenais conscience de ne pas être dans la bonne direction. Je ne reconnaissais rien, mais qu’est ce qui ressemble autant à un caillou qu’un autre caillou ? Le pas devint pénible, la soif intense, la fatigue prégnante. Partout où se posait mon regard ce n’était que désert, broussailles, épineux. Je suivais un sentier qui ne menait nulle part. La mort était  au bout de cette route, inéluctable.

Dans le lointain pourtant, une forme déchira l’horizon. Pas de doute : des cases. Et mon cœur s’accéléra. Etait-ce l’émotion ? Etait-ce la soif ? Mon souffle se fit plus rapide, mon pas plus pressé.

Ce furent effectivement quelques cases éparses que je découvris, mais surtout elles étaient regroupées autour de ce qui allait me sauver la vie : un puits. 

Une femme voilée, pas d’enfants, pas d’hommes. Elle était en blanc de la tête aux pieds, seuls ses yeux étaient visibles. Ils étaient noirs, mais son regard lui, était bleu. Comme de l’eau. Elle m’avait vu, avait déjà plongé l’outre au bout de la corde et, sans un mot, me tendit une calebasse pleine d’une eau claire et fraîche. Au diable la bilharziose, le paludisme et toutes les maladies tropicales, je ne mourrais pas ici ! Je bus, je bus, et je bus encore. Peu à peu je sentis que ma langue dégonflait, que les vertiges s’estompaient, que mon souffle se faisait plus lent. La vie s’écoulait à nouveau en moi.

Je lui adressais un sourire. Comment disait-on merci dans sa langue ?

Pour toute réponse elle tendit le bras et, d’un doigt, me désigna un point vers l’horizon. Sans même un nouveau regard elle s’en était déjà retournée. Je compris qu’il me fallait repartir aussi. Le soleil était bas, encore une heure ou deux et la nuit surviendrait. Je ne devais pas traîner et suivre ce point à l’horizon qu’elle m’avait désigné. Celui-là ou un autre, après tout.

A nouveau le désert aride, à nouveau les yeux qui cherchaient la vie dans l’infini des rochers. Une forme mouvante au loin, des bras, des cris. Je me mis à courir, oui, à courir dans la caillasse et l’épuisement, je courais  vers cette forme qui m’appelait. C’était  lui, mon frère. Une gourde à la main, il vint à ma rencontre. Le monde à l’envers !

« Mais Bon dieu où étais-tu ? Voilà plus de deux heures que nous sommes revenus aux voitures ! J’ai cassé  les vitres pour accéder à l’eau ! »

Bon sang, les clés de la voiture, je les avais oubliées celles-là !

Mais pas trop de reproches : la peur de m’avoir perdu était plus forte que la colère de m’avoir retrouvé ! Je bredouillais quelques explications, me jeta sur la gourde et, à nouveau, me noya dans l’eau de la vie.

Puis la marche de retour, cette fois au ralenti, mais sans un mot échangé. Ni lui ni moi n’avions la force de parler. Les véhicules, et c’est à la lumière des phares que nous rejoignîmes Bandiagara.

Au campement, les bières aidant, les langues se délièrent, je racontais mon aventure : la peur, la soif, les cases, la femme voilée de blanc, l’eau qui coule en moi…

Quelques burkinabés s’étaient joint au groupe. L’un m’arrêta : « c’est pas possible là, patron ! ». Etonnement général. Pourquoi n’était-ce pas possible ? « Y’a pas de village sur le plateau là…Et puis, pas de puits non plus… y’a personne là… personne y peut vivre là…c’est le désert…»

Tout le monde me regarda. D’autres africains acquiescèrent bruyamment. Le frangin était déjà debout, s’éloignant vers la voiture. Il en revint avec une carte assez détaillée de la région des falaises. Poussa les bouteilles de Flag, étala le plan sur la table et se mit à chercher.  « Bon, à l’aller, on est passé par là, au retour tu as dû forcément passer par là… », son index suivit de vagues pointillés qui matérialisaient  des pistes. Dans toutes les directions la carte était blanche, vide. Aucune indication de hameau, de village. Pas le moindre indice d’une construction ou même d’une occupation humaine.

Je savais ce que j’avais vu, ce que j’avais vécu. Mais sur la carte il n’y avait rien, pas plus que dans les mémoires des habitants du coin. Rien. Même pas un troupeau perdu dans les épineux et encore moins un puits. Le désert, seulement le désert et la mort minérale.

Trop de fatigue, trop d’émotion et trop de bière aussi sans doute. Dès le lendemain matin nous partîmes vers Mopti et la boucle du Niger, le temps et les kilomètres épancheraient ma soif de vérité…

Et effectivement, le temps fit son œuvre. On ne parla plus de cette aventure qu’en de très rares occasions et en omettant systématiquement  l’épisode des falaises. Même moi j’ai oublié les noms et les visages de ceux qui nous ont accompagnés dans cette expédition.

Pourtant, il est deux regards furtivement croisés au bout de ce désert rocailleux, deux regards que je n’ai jamais pu oublier : Celui, noir comme la mort d’un vieil africain gardien du passé, et surtout le regard aux couleurs de l’eau de celle qui m’a rendue la vie.

 

 

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