Les îles d’Alex
Alex avait enfin trouvé un job. Oh, pas le boulot qui lui permettrait de payer ses études ou même de faire des folies chez Abercrombie & Fitch, mais un petit job de fin d’été, plutôt sympa, qui lui faisait dire, cette fois encore : « c’est toujours ça ».
Elle était de cette génération pour qui le passé n’avait pas la moindre importance et qui ne croyait pas du tout en l’avenir. Pas grand-chose à garder, plus rien à construire, juste prendre le présent. C’est toujours ça.
Du haut de ses 20 ans, combien de fois avait-elle déjà employé cette expression ? En posant le pied sur Broadway il y a encore peu de temps, ou la palme dans le lagon de Bora-Bora il y a trop longtemps, déjà cette expression : « c’est toujours ça ». Consumériste jusqu’aux bouts des doigts sans même en connaître la signification réelle.
Le boulot consistait simplement à garder des gamins. Au moins, ça lui rappellerait sa mère. Saloperie de génétique, elle ne vous lâche pas comme ça !
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Deux gamins pour être exact, un garçon et une fille de 5 et 7 ans, Erwan et Laetitia. Rien de très original a priori, si ce n’est que la mère s’appelait Aïcha Rejeb et le père Mohammed Driss. Mais le nom du père a peu d’importance puisqu’il disparut un matin de printemps – et oui, pas toujours un soir d’hiver – cinq ans plus tôt. C’était peut-être en rapport avec la naissance du deuxième. Mais Alex ne le saurait jamais, les secrets de famille sont lourds aussi de l’autre côté de la Méditerranée.
Laetitia Rejeb, ça passe encore, mais Erwan… Il est peu probable que les Celtes n’envahirent jamais l’Afrique du Nord et, même avec la meilleure volonté, à 5 ans, le petit avait très peu la physionomie du breton moyen. Un autre visage de la mondialisation peut-être. Aïcha leur donna des prénoms « occidentalisés » sans doute pour qu’ils aient un peu plus de chance dans ce pays qui ne connaît que les saints du calendrier grégorien, y compris pour remplir les contrats d’embauche.
Aïcha ne connaissait que trop bien cette ségrégation de moins en moins larvée, elle qui, dix ans plus tôt, avait eu à choisir entre une barre HLM d’un des ghettos émigrés de la banlieue toulousaine et quatre murs de brique dans la médina de Sousse. Entre une prison culturelle et économique et une prison tout court, le choix a été vite fait. A force de persévérance, elle était désormais « auxiliaire de vie agrée, affiliée au régime général de la Sécurité Sociale en statut d’auto-entrepreneur ». En d’autres termes, à longueur de journée, elle torchait les vieux français, et rendait à l’Etat plus de la moitié du peu d’argent qu’elle gagnait. Mais c’était toujours mieux qu’une vie entière à rouler des boulettes de kefta, un voile sur la tête avec pour seul droit celui de se taire. Aïcha était une maghrébine libérée, même si l’association des mots « maghrébine » et « libérée » pouvait paraître comique en ces temps du retour de l’obscurantisme.
En tout cas, elle était suffisamment « libérée » socialement et économiquement pour faire appel à une tierce personne pour garder ses enfants. Le monde à l’envers en vérité : les petits arabes gardés par la blonde française !
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Toujours est-il qu’Alex passait trois soirs par semaine chercher les gamins à l’école, puis, après le goûter, s’initiait aux joies de la mère de substitution. Elle n’avait pas envie d’enfant (mais quelle fille de 20 ans a envie d’enfants aujourd’hui ?), mais elle avait pourtant la fibre maternelle vissée au corps, et, très vite, les deux gamins s’attachèrent à elle bien plus qu’à une simple nounou. La petite Laetitia l’appelait « ma Barbie », rapport à ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Pour Erwan, c’était simplement « Alesc », incapable de prononcer correctement le « x » ! Elle les gardait, les baignait, les nourrissait, les occupait, les couchait, les cajolait. Alex les aimait, tout simplement.
Quand la mère « biologique » rentrait, souvent trop tard, toujours trop lasse d’avoir côtoyé les fins de vie, les enfants dormaient déjà. Aïcha devait se contenter des nouvelles de ses propres enfants par la bouche d’Alex. La triste réalité de la femme libérée. Il est des chaînes qui, parfois, vous manquent.
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Au bout de quelques semaines, un rituel s’instaura entre Alex et les deux bambins : Dès le goûter avalé, dès les devoirs bâclés, Alex devait leur raconter une histoire. Naturellement, elle commença par épuiser tout le stock de livres d’enfants, ceux trouvés dans la bibliothèque des petits, ceux glanés sur Internet et même ceux qu’elle trouva au fond du garage de son père, très conservateur lorsqu’il s’agit du passé de sa fifille.
Tout y passa : Blanche-Neige, Pinocchio, Hansel et Gretel, les 101 dalmatiens, Peter Pan, Babar… Les mythes enfantins français, européens et américains n’avaient plus de secrets pour les petits rebeus ! Mais, en 6 mois, il fallut bien se rendre à l’évidence : Alex avait épuisé l’intégralité de la littérature pour la petite enfance, et les bambins n’étaient toujours pas rassasiés d’histoires merveilleuses. Il n’était bien évidemment pas question de faire comme tout le monde, c’est-à-dire de coller les gamins devant la télé pour avoir la paix. On peut passer des SMS toute la journée, écouter Lady Gaga et avoir quand même des principes éducatifs stricts, même à 20 ans !
Alex se résolu à faire appel à sa propre imagination pour trouver des histoires, et quoi de mieux que de puiser dans son propre passé pour y trouver l’inspiration ? Peu à peu l’idée germa en elle : pourquoi ne pas leur parler d’îles, de ses bouts de terre propices à l’imaginaire ? Il suffisait de se lancer…
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Une fin d’après-midi d’automne, Alex regarda les deux enfants attablés dévorant leurs chocolatines et leur dit : « Pas de livre aujourd’hui ! ». Stupeur des enfants. « Non, aujourd’hui, je vous emmène dans les îles ! ». Nouvelle stupeur mais cette fois avec des étoiles dans les yeux. « J’ai d’ailleurs légèrement aménagé votre chambre… », pas le temps de finir la phrase que les gamins avaient sauté par terre et disparaissaient au fond du couloir. « Ouaaaaahhhhh ! ».
Alex avait déplacé un des petits lits, tendu un drap bleu jusqu’au plafond, mis les matelas par terre… ce n’était plus une chambre, c’était un bateau. Ou plutôt une sorte de radeau, planté au milieu de la moquette, un petit espace d’imaginaire, un ilot d’irréel. Bien évidemment Erwan et Laetitia s’étaient déjà installé qu’Alex n’avait pas encore débarrassé le goûter, et, quand elle entra dans la chambre-bateau les gamins étaient assis en tailleur, le pouce en bouche, attendant le capitaine. La jeune fille sourit, éteint la lumière. Il ne resta plus que quelques rais échappés des persiennes, s’assit entre le frère et la sœur et leur dit « Maintenant fermez les yeux et préparez-vous au voyage ». Alex aussi ferma les yeux et chercha au plus profond d’elle-même ces images de vent sucré et de rivages lointains qu’elle avait accumulés. Elle n’eut pas à chercher longtemps et commença à parler d’une voix douce et apaisante : « Là-bas, il y a des noix de coco qui s’échouent sur les plages après avoir parcouru des milliers de kilomètres... Là-bas les raies géantes viennent manger dans votre main… Les requins ne vous mangent pas, mais les poissons se moquent de vous parce que vous ne savez pas nager comme eux… Là-bas les îles sont si petites qu’en vélo, avec trois tours de pédales vous êtes revenu au point de départ… » Et elle continua ainsi à mélanger souvenirs et descriptions, vérités et fictions, réel et irréel, rêve et réalité, pendant plus d’une heure. Les enfants étaient restés figés, subjugués, fascinés. Ils avaient tous trois posés un pied dans les îles. Ils savaient tous les trois que désormais, chaque jour, après le goûter, le voyage recommencerait.
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Au fil des semaines Alex composa ses histoires en puisant dans sa propre histoire : les lagons bleus de Moorea ou des Tuamotu, les volcans rugissant de la Réunion, les déserts de lave de Lanzarote, les fragiles colibris des Antilles… Du haut de ses 20 ans, elle avait déjà vécu ce que d’autres n’osaient même pas rêver : elle avait donné à manger aux raies dans les atolls du Pacifique, sauté des falaises de l’Océan Indien, nagé dans les eaux émeraude de la mer de Libye, côtoyé les récifs coralliens et les poissons clown et même affronté les requins…
Mais là encore ses propres souvenirs ne réussirent pas à rassasier les enfants avides d’aventures dans les mers lointaines. Alors Alex alla chercher encore plus loin.
Entre les études et la garde des enfants, elle trouva le temps d’aller naviguer sur Internet à la recherche d’îles oubliées, de récits de bout du monde, de cailloux perdus au milieu des flots dont le simple nom fait rêver. Peu à peu, Alex acquis une parfaite connaissance de la géographie des îles. Des bouts de granite bretons aux bancs de sable de la mer de Chine, des morceaux de glace du grand nord aux volcans brûlés de soleil de la Mer Egée, chaque caillou posé sur l’eau avait désormais sa place dans la tête de la jeune fille, et, avec lui, son cortège d’histoires extraordinaire. Le rituel pouvait continuer, le bateau reprendre la mer.
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Et plus les semaines passèrent, plus les récits d’Alex se faisaient forts, précis, palpitants. Plus elle leur parlait de varan de Komodo, de naufragés de Pitcairn, des géants de l’île de Pâques, plus les enfants s’enfonçaient avec elle dans le bleu des océans, dans la tiédeur des Alizés.
De son côté, Aïcha était ravie de voir ses enfants lui parler de Robinson Crusoé, de Rapa Nui ou des îles Sandwich. C’était toujours mieux que d’entendre parler des dernières pérégrinations de pauvres inconnus filmées 24 heures sur 24 à la télé et qui espéraient échapper à leur sordide destin avec deux minutes de célébrité. Oh, bien sûr, la chambre était désormais toujours en désordre, les enfants refusant catégoriquement qu’on leur « casse leur bateau », mais Alex s’entendait tellement bien avec les petits…
Alors les histoires continuèrent. Les iguanes des Galápagos, le Dodo à jamais disparu de Maurice, le trésor de l’île de la Tortue, les naufragés de Tromelin, la prison de Saint Hélène, les colonies de fous de Clipperton, l’île de la Déception, les montagnes de feu d’Hawaï… Pas un caillou n’échappa aux descriptions d’Alex.
Un après-midi d’hiver, alors que la nuit et le froid entamaient leur triste besogne, Alex réuni les deux enfants, bien blottis dans la chambre-bateau et, leur dit : « Aujourd’hui, je vous emmène dans une île un peu spéciale… Aujourd’hui, je vous emmène dans mon île… » Et elle entama son récit.
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Le lendemain, en fin de matinée, alors qu’elle sortait de cours, Alex eut un appel sur son portable : « Aïcha bureau» indiquait l’écran. Sans doute devrait-elle encore aller chercher les enfants plut tôt.
Elle décrocha.
« Salut Aïcha ! Un problème ? »
« Non, rien de grave » répondit Aïcha « Juste une question : Tu as été au square hier avec les enfants ? »
Alex, étonné : « Non, bien sûr, il faisait beaucoup trop froid ! Pourquoi ? »
Aïcha : « Non, je te dis ça, parce que Erwan, ce matin, quand je l’ai habillé pour aller à l’école…il avait les pieds pleins de sable… »